Une nouvelle politique agricole et alimentaire ?

L’impératif de mettre en œuvre
une Politique Agricole et Alimentaire Commune (PAAC) !

Avec Alessandra Kirsch et Jacques Carles

Directrice des études et Président d’Agriculture-Stratégies

Séance du 2 mai 2023
Synthèse par Gérard Choplin

Alessandra Kirsch, directrice des études d’Agriculture-stratégies et Jacques Carles, président, ont présenté leur proposition publiée en février dernier : « l’impératif de mettre en œuvre une Politique agricole et alimentaire commune (PAAC) ».

Cliquer pour télécharger la présentation.

Analyse de la situation

Comparés aux objectifs de la PAC du Traité de Rome de 1957, les 9 objectifs de la PAC actuelle (qui font la part belle au climat, biodiversité, environnement, renouvellement) ont un peu perdu de vue les objectifs intrinsèques aux politiques agricoles. Il s’agit aujourd’hui de marier le souci d’une agriculture suffisamment forte pour répondre aux enjeux de souveraineté et sécurité alimentaire et pour pouvoir financer, par le revenu des agriculteurs, les objectifs environnementaux.

Avec une agriculture plus vertueuse, et l’inflation actuelle, les consommateurs n’ont plus la capacité de payer le prix de l’alimentation réclamée par le citoyen.

D’après les indicateurs utilisés par Bruxelles, le revenu agricole est globalement en augmentation dans l’UE depuis 2010, mais pour la France, on observe une volatilité marquée de cet indicateur du revenu de la branche. Et lorsqu’on considère la moyenne des revenus par exploitation (RCAI/UTANS) 2010-2020, celle-ci est largement inférieure à l’année de 2010 prise en référence (bien que la situation soit en forte amélioration pour 2021 et 2022).

La PAC est passée de 66% du budget UE en 1980 à 31% en 2021-2027, et celui-ci a été rogné de près de 90 milliards en 20 ans, soit une perte moyenne de 12,5 milliards d’€ par ans (2007-2027, en euros constants). Pour faire de la place à d’autres politiques européennes, le budget de la PAC a été réduit et il est fixe, contrainte que ne connaissent pas les USA, où les dépenses ont été multipliées par 2 par rapport au budget prévu par le Farm Bill 2019-2023.

Pour le blé, le prix minimum garanti va de 114$/tonne dans l’UE à 202$ aux USA, 272$ en inde et 353$ en Chine.

L’insuffisance du budget PAC est devenue un sujet, alors que la réserve de crise a été mobilisée pour la 1e fois en 2022 pour 0,5 milliard €, avec des aides nationales de 4,6 milliards inégales suivant les Etats membres, ce qui accroît les distorsions, que vont encore amplifier les PSN.

Pour assurer la souveraineté alimentaire et donc maintenir l’agriculture sur les territoires, il faut garantir un revenu stable aux agriculteurs pour attirer de nouvelles générations, ce que ne peuvent faire la PAC actuelle et le PSN français

L’UE est de plus en plus exigeante (environnement, bien-être animal) mais signe des accords de libre-échange. Ainsi on exporte nos produits de qualité et on importe des produits aux normes moindres.

La vision et les propositions d’Agriculture-stratégies

Il s’agit d’offrir un cadre de prix stable aux agriculteurs et ainsi de leur permettre de prendre le risque du changement de pratiques.

Notre vision de la souveraineté alimentaire est proche de celle du Traité de Rome, notamment celle d’assurer des prix raisonnables aux consommateurs tout en assurant un revenu équitable aux agriculteurs. Il faut ouvrir le champ de l’aide alimentaire et la flécher uniquement sur les produits UE, afin de stimuler la demande sur ces produits vertueux et de les rendre artificiellement compétitifs face aux produits importés.

Aux USA, l’aide alimentaire représente entre 100 et 140 milliards de dollars, dont 35 vont directement aux agriculteurs. 95% des produits de l’aide alimentaire (qui touche 15% de la population US) proviennent des USA (lien entre une politique de revenu agricole et une politique sociale).

Gestion de l’offre

  • Aides contracyclique (céréales, oléagineux, lait) : complément de prix déclenché lorsque le prix de marché est inférieur au plancher d’un tunnel d’équilibre, défini à partir de la moyenne des coûts de production européens (correspondant à 70% de la production UE). De plus, en-dessous d’un certain seuil inférieur au prix plancher, un stockage public de régulation est enclenché et la production de biocarburants peut être accrue pour augmenter la demande.
    Lorsque le prix de marché est supérieur au plafond du tunnel d’équilibre, un déstockage est enclenché et au-dessus d’un seuil encore plus élevé, une taxe de solidarité financière est mise en œuvre.
    Lorsque le prix de marché est à l’intérieur du tunnel, il n’y a pas d’intervention.
  • Aide qualité Europe : aide forfaitaire de 75€ /ha pour compenser les surcoûts dus au respects des normes UE.
  • Aides couplées spécifiques (pour compenser la perte des droits à paiement de base, DPB) : surfaces fourragères, autres cultures de plein champ, horticulture et cultures pérennes, vaches allaitantes, cultures en zone intermédiaire, autoconsommation (élevage, méthanisation)
  • Coût du système : 12,9 milliards pour les aides contracycliques + 12,8 milliards pour les aides spécifiques + 10,9 milliards pour l’aide qualité = 36,6 milliards

Cette PAAC comporterait :

  • Pilier 1 : gestion de l’offre et interventions
  • Pilier 2 : transition environnementale et énergétique, dont l’aide qualité
  • Pilier 3 : investir dans le futur (2e pilier actuel, mais avec des investissements aussi accordés aux filières)
  • Aide alimentaire

Les aides contracycliques seront appliquées sur un volume de production correspondant à la consommation dans l’UE, avec une répartition par bassins de production sur une base historique. Elles passeront par les organismes collecteurs (PAAC de filières). En période de prix haut, ceux-ci pourront racheter des stocks publics afin de diminuer leur prix d’approvisionnement et de fournir l’aval à un prix inférieur au marché mondial et exporter. En période de prix bas, la collecte achètera aux producteurs aux prix de marché et reversera l’aide contracyclique en complément de prix. Une partie de la production lui sera achetée au prix d’équilibre (supérieur au prix de marché pour alimenter le stockage stratégique). Par la contractualisation, les achats de l’aval à destination du marché interne seront réalisés à un prix supérieur aux prix de marchés (en contrepartie d’un prix plus faible lors des hausses). Les entreprises de l’aval devront mettre en place cette contractualisation pour bénéficier d’aides à l’investissement issues du 3ème pilier.

Une simulation pour le maïs dans les 10 dernières années : les aides contracycliques auraient été déclenchées de 2014 à 2020 à hauteur de 40€/t + aide qualité de 75€/ha (comparé au DPU actuel autour de 30€/t).

Dans le cas du lait lors du très bas prix de 2016, l’aide contracyclique serait montée à 67€/tonne.

Il serait plus facile d’expliquer à l’opinion publique que l’UE verse des aides contracycliques seulement quand les prix sont bas que d’expliquer qu’on verse aujourd’hui des aides découplées du prix (acceptabilité financière et acceptabilité sociale). Le lissage des prix agricoles obtenus grâce à cette PAAC bénéficierait également à l’ensemble des filières, jusqu’au consommateur.

En conclusion,

  • la PAAC proposée limite la variabilité des prix agricoles pour le revenu des agriculteurs et pour l’approvisionnement de l’aval,
  • elle maintient la compétitivité de l’offre UE grâce au ciblage de l’aide alimentaire,
  • elle contribue à la régulation des prix mondiaux,
  • elle lisse l’offre par rapport aux besoins UE,
  • elle offre une alimentation de qualité aux consommateurs de l’UE à des prix maitrisés,
  • elle réhabilite la préférence UE en ciblant l’aide alimentaire,
  • elle soutient le développement industriel des filières.

Débat avec les participants

(AK= Alessandra Kirsch, JC= Jacques Carles)

Quelle est l’acceptabilité européenne de votre proposition ? Il y a 27 pays et les propositions françaises sont souvent écartées.

JC/AK : C’est faux[1]. Et cela nous empêche de voir ce qui se passe ailleurs dans le monde. La PAC n’est pas adaptée aux réalités et est contrainte. Il faut donc oser faire des propositions, même iconoclastes. La Commission européenne, qui travaille déjà sur la PAC post 2027, nous a déjà reçus et nous sommes au tout début de notre démarche de présenter et discuter cette proposition, qui est adaptable.

Comment peut-on organiser le stockage ? Est-ce compatible avec l’OMC ?

AK/JC : Nous limitons le stockage à 4% de la production, ce qui est compatible. S’arcbouter sur les règles OMC, dont les négociations sont en panne depuis 2001, perd de son sens. Alors que les USA utilisent toute leur marge de manœuvre OMC dans leurs soutiens, l’UE en est très loin et n’utilise absolument pas les plafonds dont elle dispose en boîte orange, qui contiendrait les aides contracycliques. On peut rappeler que l’Inde s’est affranchie des règles dans sa politique de stockage.

L’aide alimentaire aux USA (stamp foods) ne privilégie pas la qualité des produits mais leur origine, exclusivement américaine. Elle fournit des produits gratuits à environ 15% de la population, le reste s’approvisionnant aux tarifs du marché. Pouvez-vous préciser votre proposition d’aide alimentaire ?

Il faut enclencher un processus de réflexion sur l’aide alimentaire dans l’UE, et définir un budget adapté. Aujourd’hui, le budget européen dédié à l’aide alimentaire est de l’ordre de 650 millions par an, ce qui est ridicule face au budget américain (les Etats-Unis ont dépensé entre 2019 et 2021 près de 400 milliards). Sans aller jusqu’au même niveau, avec 21,5 % de la population de l’UE exposées au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale (chiffre 2020), il apparait indispensable de faire évoluer le système. Aux USA, elle est aussi un moyen de soutenir la production agricole en offrant un débouché supplémentaire.

Pouvez-vous donner des précisions sur les quotas régionaux d’aides contracycliques ? Vont-ils freiner la concentration des structures d’exploitation ? Y a-t-il un risque de surproduction ? Lorsque le prix baisse en-dessous du tunnel de prix, pourquoi pas une baisse obligatoire de la production ?

AK/JC : Nous proposons une organisation par bassin, à l’image de ce qui a été réalisé en France lors de la fin des quotas laitiers, pour assurer une répartition de la production et éviter une spécialisation des territoires. Concrètement, il s’agit de recenser les besoins européens de matières premières, et de les répartir sur les territoires en tenant compte de l’historique. Par exemple pour le blé, l’UE utilise en moyenne 81% de sa production de blé. On peut donc imaginer un quota de volume par État membre qui bénéficie d’un niveau de prix garanti au travers des aides contracycliques qui corresponde à 85% de sa production historique. Cette production sécurisée sera à répartir ensuite à l’intérieur de chaque État membre selon des règles qui leur seront propres, dans une application logique du principe de subsidiarité. Nous proposons que l’échelon de la collecte soit chargé de verser les aides contracycliques lorsqu’elles seront déclenchées : selon les situations, l’organisation pourra être une organisation de producteurs ou un organisme de stockage.

Les volumes de production concernés par les aides contracycliques seront limités aux besoins de l’UE. Pour les volumes au-delà, les organismes collecteurs auront le choix d’exporter au prix mondial ou de demander aux producteurs de diminuer la production, sans oublier qu’il y aura un stockage public limité dès que le prix sera en dessous du tunnel. Plutôt que des mesures contraignantes et coûteuses de réduction obligatoire de la production, il vaut mieux piloter (autorité budgétaire UE) intelligemment les prix plancher et d’équilibre du tunnel.

On est passé d’un système (1e PAC) de prix garanti à guichet ouvert à un système d’aides découplées, sans passer par un système intermédiaire de régulation, qui aujourd’hui, s’impose.

Va-t-on vers une raréfaction des ressources liée à des facteurs structurels durables qui orientera les prix agricoles à la hausse ?

JC : il y a des réserves de terres et de rendement considérables en Afrique. Il n’y a pas de tendance des prix à la hausse mais une succession de pics courts suivis de creux plus longs. Il y a plutôt une tendance à long terme de baisse des prix, comme on le voit actuellement.

L’aide qualité est forfaitaire par ha pour toutes les exploitations sans tenir compte des modes de production. Ne manquez-vous pas de volontarisme pour répondre au besoin de transition agroécologique ? Vous conditionnez la prise de risque de la transition à un meilleur revenu, mais l’augmentation des prix des céréales des 2 dernières années n’a pas vraiment infléchi les modes de production.

JC/AK : Il faut reconnaitre les efforts demandés à tous les agriculteurs et dans notre 2e pilier de transition, nous avons des aides spécifiques de contractualisation pour ceux qui font plus d’efforts. Elles accompagneront la prise de risque de la transition.

Pourquoi utiliser l’argent de la PAC (3e pilier) pour financer les investissements des filières industrielles ?

AK : Sans aval, l’amont n’a aucun avenir et la compétitivité de l’amont dépend de celle de l’aval. Un aval plus compétitif peut mieux rémunérer ses producteurs et fournir une alimentation de qualité à des prix décents.

Vos propositions sont innovantes, notamment l’idée de donner la priorité au marché interne par rapport à l’export. Comment est-elle reçue par le Copa/Fnsea et les coopératives ?

JC : Il y a un intérêt manifeste et des échanges ouverts avec les acteurs agricoles et institutionnels, mais nous sommes au début des consultations.

Ne faut-il pas stocker plus que 4% de la production de céréales ?

JC : oui, il faudra probablement aller plus loin. Mais nous avons utilisé ce chiffre pour nos simulations et il pourra être ajusté en fonction des critiques.

Qu’en est-il des productions déficitaires comme les protéagineux ? Comment encourager plus d’autonomie ?

AK : Les différents plans pour stimuler la production échouent parce qu’on peut importer moins cher, comme les lentilles du Canada. Il faut un prix plancher élevé, incitatif à la production, mais nous voulons d’abord stimuler la demande en développant les filières pour stimuler l’offre.

Notre production de protéagineux a été divisée par 6 en 30 ans. Ne manque-t-il pas un volet dans vos propositions pour l’encourager ?

AK : La production a diminué en partie parce qu’on a enlevé certains insecticides partout, et tous les insecticides sur les surfaces d’intérêt écologique depuis la PAC 2013. Il faut parvenir à rémunérer suffisamment les producteurs et aider les transformateurs à assurer un approvisionnement stable en quantité et qualité, ce qui est difficile avec les protéagineux. Il faut aussi développer la recherche variétale (3e pilier).

La légitimité de la PAC peut être remise en cause parce que les consommateurs n’y trouvent plus leur compte. Est-ce que vos propositions peuvent maitriser l’inflation alimentaire ?

JC : Stabiliser les revenus nécessite de conduire à des contrats dans la durée entre les producteurs, les transformateurs et les distributeurs. Cela permet aussi de demander aux agriculteurs plus d’efforts et d’investissements sur le long terme. La PAC actuelle est incapable de répondre aux à-coups du marché et à l’inflation des prix.

Comment voyez-vous la régulation avec l’ouverture à l’Ukraine ?

JC : La guerre risquant de durer, la situation va rester complexe et instable.

Qu’en est-il du développement de l’Afrique ?

JC : Il y a de nombreux investissements en Afrique et le potentiel d’augmentation de la production est considérable. L’UE n’a pas encore de politique africaine et il faut revoir sa politique de développement. C’est notre arrière-cour.

Ne manque-t-il pas à l’UE une grande politique alimentaire pour faire face à la malbouffe et à l’inflation des dépenses de santé liée à l’alimentation et à l’environnement ?

JC : L’UE est un très bon levier et on a vu l’Irlande améliorer considérablement sa situation de santé alimentaire depuis son entrée dans l’UE. Pour renforcer la politique agricole, il faut l’étendre à une politique alimentaire. On pourra ainsi mieux mailler les engagements européens, notamment sur l’environnement.

Vos propositions sont-elles compatibles avec les accords de libre-échange de l’UE ?

AK : Cela va être compliqué de s’opposer aux accords de libre-échange et d’imposer des clauses miroir, comme nous le souhaitons. L’UE est en train de scinder ces accords en une partie mixte, ratifiée par les parlements nationaux et un accord intérimaire, ratifié seulement par le Parlement européen et le Conseil. Or c’est l’accord intérimaire qui comprend les points les plus importants (quotas, exigences environnementales) et les accords déjà existants ne sont pas contraignants sur ces volets. La seule parade face à cette situation est de stimuler la demande de produits européens dans l’UE.


[1] Rappelons qu’en 2013, lors de la phase finale de la négociation de l’avant-dernière réforme PAC, la France (S. Le Foll) a mis sur la table une nouvelle proposition (la surprime aux premiers hectares) qui a tout de suite été acceptée par les autres Etats membres, à condition qu’elle soit facultative.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *