Colères paysannes, vrais enjeux et fausses solutions

A des colères paysannes justifiées,
le gouvernement réagit par des mesures dangereuses

André Pflimlin, le 11 février 2024

On peut comprendre les colères paysannes, sans partager pour autant toutes les causes avancées, et par conséquent contester les fausses solutions retenues par les ténors syndicaux (FNSEA-JA et Coordination Rurale) et par les responsables politiques. Maintenant que les gros tracteurs sont rentrés dans les fermes et que les médias prennent un peu plus de recul, après avoir relayé les surenchères faciles, on peut espérer un peu plus d’écoute pour l’analyse des causes profondes du malaise, aboutissant à la nécessité des changements de fond à mettre en œuvre au plus vite. La presse écrite et les médias en général commencent en effet à être plus critiques, plus lucides sur la portée des mesures annoncées.

I. Le problème de fond : l’ouverture croissante aux marchés mondiaux, malgré un Pacte Vert européen très ambitieux mais sans moyens, pour la transition agricole

La libéralisation des marchés agricoles avec la multiplication des accords de libre-échange et la suppression des anciennes protections de la PAC, internes et externes, remplacées par les aides directes à l’hectare favorisant la course à l’agrandissement, se sont accentuées ces dernières années. Le Pacte vert annoncé fin 2019 par la Commission et son volet agricole « de la ferme à la table » avec un objectif chiffré de réduction des pesticides et des engrais azotés ont été mal acceptés par la plupart des organisations agricoles dont la FNSEA et le COPA, au nom de la souveraineté alimentaire. L’ouverture aux produits agricoles de l’Ukraine, sans droits de douane, ni quotas, suite à l’invasion russe en 2022, a renforcé les crispations du monde agricole.

Enfin, la répartition des aides PAC, en réduction pour la PAC 2023- 27 et transférée au niveau des pays via les Plans stratégiques, s’est traduite par un transfert de responsabilité sans débat sur la redéfinition des objectifs et sans moyens supplémentaires.

Depuis 2020, la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine puis à Gaza, ont créé un contexte de plus en plus anxiogène, renforcé par le retour de l’inflation. Les hausses de coûts de production (énergie, engrais, aliments, etc.) ont généré beaucoup d’incertitudes. Mais elles ont été bien compensées globalement par la hausse des prix de vente des produits agricoles, avec de bons revenus moyens surtout en en 2021 et 2022, mais aussi des inégalités croissantes avec davantage de revenus nuls ou négatifs. Et depuis deux ans, ce sont les produits Bio, les plus vertueux pour l’environnement, qui ont été les plus pénalisés.

La crise climatique, avec les sécheresses de 2020 et 202 et les inondations de 2023 et début 2024, est désormais admise et ressentie plus concrètement par toute la société, surtout par les agriculteurs. Cependant la réduction du cheptel pour abaisser les émissions de GES, notamment le méthane des herbivores, comme principale solution suggérée par la Cour des Comptes, a été très mal vécue par les éleveurs. À cela ce sont rajoutés des causes plus régionales notamment dans le Sud-Ouest : la maladie hémorragique des bovins, les difficultés de la viticulture, une nouvelle sécheresse et des litiges sur le stockage de l’eau, etc. Il n’est pas étonnant que le feu ait pris dans cette région, avant de se propager bien au-delà.

Ainsi, ces incohérences flagrantes entre les politiques commerciales et environnementales, sans visibilité sur les prix et les coûts dans un contexte international de plus en plus anxiogène pour les agriculteurs, ont constitué le terreau de toutes les révoltes paysannes.

II. Les revendications portées par la FNSEA-JA et les réponses apportées par le gouvernement français sont-elles les bonnes pour les agriculteurs et pour le pays ?

Il faudrait comparer les listes détaillées des revendications portées par la FNSEA, la Coordination Rurale et la Confédération Paysanne en regard de celle diffusée par le gouvernement le 1er février[i]. On se limitera ici aux choix gouvernementaux les plus significatifs en regard des revendications FNSEA[ii] sur la base de ces deux documents publiés.

a. Un recul sur les pesticides et la biodiversité associé à une mise sous tutelle des agences

La suspension du nouveau plan Ecophyto est un très mauvais signal pour tous les Français, agriculteurs inclus. En reprenant à son compte la formule de la FNSEA relative aux pesticides « pas d’interdiction sans solution » le gouvernement s’est laissé enfermer dans les traitements chimiques et la recherche de nouvelles molécules plus efficaces et moins toxiques, ce qui peut demander des années et n’est qu’un palliatif à court terme. Concernant les zones de non traitement (ZNT) à proximité de cours d’eau, d’écoles, etc., le gouvernement a annoncé qu’il fera appel des décisions de justice sur les chartes départementales pour ramener leur largueur aux standards nationaux ; là aussi le signal est clair.

Or les dégâts des pesticides sur la faune et la flore, la qualité de l’eau et de l’air, donc sur la santé humaine, sont connus depuis des années. Malgré deux plans Ecophyto, la France reste l’un des plus gros consommateurs de pesticides de l’UE. Sans attendre ces nouveaux pesticides, on pourrait réduire de 30 à 50% les traitements[iii] par des pratiques agronomiques telles que la diversification des cultures, les associations de céréales et de légumineuses, les rotations plus longues, le désherbage mécanique, plus de luzerne et prairies de fauche, etc. De son côté, l’agriculture de précision avec GPS ne va permettre d’économiser que de 10 à 15% de pesticides, avec un surcoût de matériel important.

La « surtransposition » française en matière de pesticides relève plus du mythe que de la réalité. D’après Dorian Guinard, spécialiste en Droit Public à l’Université de Grenoble, il n’y aurait pas de surtransposition possible « juridiquement » dans le domaine des pesticides. Certes la France peut invoquer la clause de sauvegarde pour la santé humaine pour recommander l’interdiction de l’usage certaines substances sur la base de travaux scientifiques de l’ANSES, mais celle-ci ne se prononce pas sur le risque de perte économique pour les agriculteurs. C’est donc au gouvernement d’arbitrer entre les risques sanitaires (homme + nature) et l’intérêt économique des agriculteurs et des filières pour décider de la suspension. Cette autonomie de l’ANSES est une garantie d’impartialité scientifique par rapport aux pressions politiques, syndicales ou autres. Son réalignement sur l’EFSA au niveau européen est contre-productif car l’EFSA ne dispose pas de moyens de recherche autonome et doit s’appuyer sur les travaux des agences nationales et souvent arbitrer sous la pression des puissants lobbies agricoles et industriels, comme le montre l’exemple du glyphosate ! De mêmela mise sous la tutelle des préfets des agents de l’OFB (Office français de la Biodiversité) est un signe de régression majeure de prise en compte des enjeux de biodiversité via l’allègement des contrôles. Elle risque fort d’aboutir aux mêmes dérives que celles concernant la production porcine en Bretagne dans les années 1970-90.

La suspension de la jachère retarde la transition agroécologique là où elle serait la plus utile, dans les zones de grandes cultures où toutes les haies et prairies ont disparu. Supprimer ces 4% dans ces régions conduit à utiliser plus de pesticides, non seulement sur ces surfaces remises en culture, mais aussi dans les parcelles voisines du fait de la perte des insectes des jachères comme régulateurs biologiques. Le ministre de l’agriculture avait proposé à la Commission de transformer les 4% de jachère en 7% de surfaces d’intérêt écologique dont les légumineuses, valorisables par les agriculteurs, proposition validée par la Commission, mais rejetée par la FNSEA et le COPA, voulant produire plus sans contraintes…

b. L’abandon de la taxe GNR est un très mauvais signal pour la transition énergétique.

Plus de sobriété énergétique est indispensable pour rester en dessous des 2°C de réchauffement climatique, pour garder une planète vivable pour nos enfants. L’hiver dernier nous avions réduit notre chauffage avec des gains substantiels de consommation de gaz, de fioul et d’électricité, avec un bilan gagnant pour chacun, pour le pays et pour la planète. Rien de tout çà cet hiver. Le gouvernement qui veut faire rentrer de nouvelles taxes sur les énergies fossiles, ne parle plus de sobriété !

Pour les agriculteurs, l’augmentation de la taxe sur le GNR négociée par La FNSEA avec Bruno Lemaire était quasi symbolique, soit 2,85 centimes par litre en 2024, et 20 centimes en 2030, contre 60 centimes pour la taxe sur les carburants de tout un chacun ! C’était encore trop pour calmer la révolte des tracteurs, le gouvernement français a donc tout lâché : ce sera Zéro pour des années ! En Allemagne ce sera zéro pour 2024, mais pas au-delà, la Cour de Karlsruhe y veillera !

Vu la taille des tracteurs qui ont bloqué les autoroutes et la progression des ventes de tracteurs neufs, notamment celle des plus de 200 CV, on peut penser que là aussi il y aurait des économies à faire mais les vraies raisons du choix d’un tracteur sont pour le moins complexes sinon taboues. Avec un prix d’achat de 130 à 150 000€ pour un tracteur de 150 CV, on réalise que la course aux gros tracteurs, favorisée par l’amortissement Macron poussant à un renouvellement accéléré, est un piège, parfois mortel, pour bon nombre d’agriculteurs. Si tout l’argent du tracteur doit être emprunté, les remboursements du capital avec intérêts vont coûter un bon SMIC par mois, alors que la taxe GNR demandée était de l’ordre de 500 € par an pour 2024 pour ce même gros tracteur.

c. Simplifications des normes et du droit

On retiendra deux simplifications parmi les plus significatives.

La simplification des normes relatives aux bâtiments agricoles, notamment les installations classées (ICPE) par des mesures dérogatoires et la réduction des délais de recours et de contentieux, notamment pour les projets concernant les aménagements pour le stockage et l’utilisation de l’eau. Cette accélération des procédures répond à la demande de la FNSEA et de la CR de limiter la capacité de la population locale et des diverses associations de contester les projets, au risque de multiplier les conflits futurs. La limitation du nombre de contrôles administratifs à un seul par an par ferme et la mise sous tutelle préfectorale des agents de l’OFB montrent la priorité donnée à la production agricole aux dépens de l’environnement et de l’acceptabilité sociétale.

La simplification du droit du travail avec quasi-automaticité des dérogations à la durée légale pendant les périodes de gros travaux (moissons, vendanges, etc.) et la facilitation du recours à la main-d’œuvre saisonnière étrangère vont se traduire par une dégradation des conditions de travail et une précarisation des emplois, avec un recours accru à la main d’œuvre immigrée corvéable à merci, au profit d’un petit nombre d’agri-managers.

d. Des engagements de protection contre la concurrence déloyale

Exiger la réciprocité des normes via les clauses miroirs dans les accords de libre-échange. Le gouvernement veut faire valoir ces clauses miroirs pour renégocier les accords du Mercosur. Il s’agit là d’un énorme chantier rien que pour le Brésil, l’un des plus gros utilisateurs mondiaux de pesticides en volume total, en quantités par hectare et en nombre de produits dont plus d’un tiers sont interdits dans l’UE. Les doses par hectare au Mato Grosso pour le soja et le maïs sont 3,5 fois supérieures à la moyenne française et les doses limites de résidus dans ces produits sont 2 à 5 fois supérieures aux normes UE. Aussi trouver un nouvel accord à 27 avec les pays du Mercosur ne semble pas pour demain. Cependant le gouvernement a annoncé que la France ferait valoir la clause de sauvegarde pour un néonicotinoïde, le thiaclopride, pour les produits importés dont le colza, le maïs, les pommes de terre, et ceci avant le salon de l’agriculture ! La Commission européenne ayant toujours été frileuse sur ces clauses miroirs, il faut se réjouir de la prise de conscience des décideurs politiques, partout en Europe, des colères suscitées par cette « concurrence déloyale ».

Faire valoir la clause de sauvegarde dans l’accord de soutien de l’UE à l’Ukraine. Cela concerne le poulet, les œufs, le sucre, les céréales. Là aussi, il faut trouver un accord à 27 mais le consensus devrait être plus facile, la plupart des pays de l’UE étant directement impactés.

C’est cette concurrence déloyale ignorant les aspects sociaux et environnementaux qui permet aux multinationales de l’agroalimentaire, du commerce et de la distribution, de faire fortune sur le dos des paysans du Nord et du Sud. Sans une protection européenne plus juste, il est hypocrite de demander à nos paysans de s’engager massivement dans l’agroécologie.

3. Que conclure de cette première analyse ?

Pour juger de la pertinence de ces mesures il est nécessaire de les resituer par rapport aux causes profondes de cette crise agricole et aux enjeux plus globaux. Pour garder une planète vivable pour nos enfants, pour faire face aux urgences climatiques, à la perte de biodiversité, à la pollution de l’air et de l’eau, face à la raréfaction des ressources naturelles et fossiles et au pillage des pays du Sud entrainant des flux croissants de migrants, la sobriété est devenue une nécessité qui s’impose à tous et dans tous les secteurs, y compris l’agriculture. Le volet agricole du Pacte vert « de la ferme à la table » visait à apporter une réponse européenne plus cohérente à ces enjeux en associant les changements des pratiques et des systèmes agricoles avec ceux de l’alimentation, moins de viande rééquilibrée par des protéines végétales via les légumineuses à graines, moins de produits transformés t plus de fruits et légumes … Ce nouveau système alimentaire peut préserver notre souveraineté alimentaire malgré une baisse probable des rendements de l’ordre de 10 % mais avec une baisse des engrais azotés de 20 % et des pesticides de 50% au bénéfice de la santé des hommes et de la nature. En suspendant le plan Ecophyto français le gouvernement Attal a-t-il cédé pour éteindre le feu ou a-t-il changé de cap ?

Les mesures annoncées sont une réelle régression en regard du droit de l’environnement et des objectifs affichés par la France. C’est un très mauvais signal pour la transition agroécologique qui était déjà à la peine faute de moyens adéquats. Et cette fois, c‘est le gouvernement français qui fait marche arrière, à la demande de la FNSEA et de la Coordination Rurale. La grande majorité des Français qui avait été plutôt bienveillante face à cette révolte des tracteurs malgré le blocage des autoroutes, devrait réaliser assez rapidement que l’addition est bien lourde pour eux et pour leurs enfants car se faisant aux dépens de la qualité de leur alimentation et de leur santé, de l’environnement et de la lutte contre le changement climatique.

C’est un changement de cap du gouvernement avec retour au productivisme du siècle dernier, avec autant voire plus de chimie et un brin de modernité grâce à la génomique, au numérique et à la robotique, une trilogie chère au président Macron. Cela va accélérer la course aux volumes et aux hectares pour produire plus de « minerai » à bas prix pour l’agroalimentaire et pour l’export. Cela ne manquera pas d’engendrer de nouvelles crises agricoles, par la disparition des petites fermes, mais aussi par le surendettement des plus grosses, et de freiner davantage la reprise et l’installation des jeunes. Dans ce contexte de relance de la course aux volumes aux dépens de la qualité, donc de prix bas, ce n’est pas la meilleure application de la loi Egalim 2 par des contrôles renforcés qui permettra de garantir de meilleurs prix et un revenu décent pour un métier de plus en plus exigeant.

De nombreux points restent à préciser dans les prochains mois pour finaliser le projet de loi agricole mais, sauf à reprendre complètement la copie pour rendre plus cohérentes les politiques agricoles, commerciales et environnementales, au niveau français et européen, cette nouvelle loi agricole ne peut être qu’une série de rustines sur un système productiviste, ne répondant pas aux grands enjeux sociaux et environnementaux et donc incapable d’éviter de nouvelles révoltes.


[i] Gouvernement 02/ 02 / 2024 : Monde agricole : des mesures pour protéger et produire (8 p.)

[ii] ) FNSEA-JA : Synthèse des revendications. Retrouver une liberté d’entreprendre, 1) les premières mesures d’urgence, 2) les mesures législatives (4 p) Diffusé autour du 20 janvier 2024, non daté.

[iii] CNRS, le journal 9/6/2023.Une expérimentation menée avec 130 agriculteurs des Deux Sèvres pendant 10 ans a montré que réduire de 30 à 50% les pesticides et les engrais ne baissait pas significativement les rendements et augmentait le revenu par la réduction des charges.

One thought on “Colères paysannes, vrais enjeux et fausses solutions

  • 13 mars 2024 à 15h59
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    Bel article André.
    La loi égalim…. mais cette loi ne servira à rien. En effet, Dominique Chargé (président de coop de France) a saisi le conseil d’état afin que les coops soient reconnues comme le prolongement de la ferme. Ce qui veut dire que les coops n’auraient pas d’obligation de prix à payer aux producteurs !
    Bref, la loi égalim est morte avant d’exister !!!
    Le prix plancher évoqué par Macron est lui aussi dénoncé par la coopération comme ne respectant pas les lois de la concurrence.
    Voilà, la situation….

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