Revenu des agriculteurs : des précisions éclairantes

Le revenu des agriculteurs en France :
Le mesurer au mieux et constater des disparités et évolutions divergentes

Avec Vincent Chatellier et Laurent Piet
Ingénieurs de recherches à INRAe, UMR SMART

Séance du mardi 21 janvier 2025
Synthèse par Philippe Chotteau

La séance a débuté par un hommage à notre ami Lucien Bourgeois par plusieurs membres du collectif d’animation de MARS, dont il faisait partie. L’hommage plus partagé du 12 février à l’Académie d’Agriculture, dont il était aussi l’un des membres éminents, a été annoncé. Lucien Bourgeois aurait été particulièrement intéressé par cette séance sur le revenu des agriculteurs, un sujet dont il était un spécialiste.

L’intervention de Vincent Chatellier et Laurent Piet

sont ingénieurs de recherche à INRAe et plus précisément dans l’UMR SMART. Ils sont spécialistes de l’analyse des revenus agricoles en France et nous ont exposé les résultats actualisés de leur étude Agr’Income (premiers résultats rendus publics à l’automne 2021). Les publications ont été nombreuses et sont rappelées à la fin de cet article.

Voir ici le diaporama présenté par les deux intervenants.

Les informations les plus contradictoires sont portées à propos des revenus agricoles dans les médias grand public, voire spécialisés. Ce n’est guère étonnant, car les définitions ne convergent pas toujours et les sources d’information sont diverses. Ainsi Laurent Piet est revenu sur les 3 sources les plus fréquemment citées.

Il y a d’abord la vision macro-économique, publiée 2 fois par an par la Commission des Comptes de l’agriculture de la Nation (comptes provisoires publiés en décembre et définitifs en en juillet). Il s’agit de comptes globaux à partir des données INSEE, et la différentiation ne se fait que par branche de spécialisation agricole sans aborder les tailles d’exploitations… Les deux principaux indicateurs sont la Valeur Ajoutée Brute au coût des facteurs par Unité de travail (tous les travailleurs, salariés ou exploitants) et le Résultat net par travailleur non salarié (= exploitant).

En complément de cette approche nationale, il y a les approches micro-économiques, issues des comptabilités d’exploitations agricoles. Là, il existe 2 approches différentes. Celle des centres de gestion et de comptabilité agricole, qui produit des résultats économiques des exploitations sur lesquels portent cet exposé. Et celle de la Mutualité Sociale Agricole qui publie des « bénéfices agricoles » des individus sur lesquels sont assis les cotisations sociales et l’impôt sur le revenu des agriculteurs.

Ce sont en particulier les publications de la MSA qui ont alimenté des discours misérabilistes. Il est vrai que, en 2018, 18% des ménages agricoles avaient un revenu disponible global qui les place sous le seuil de pauvreté (contre 13% dans la population française). Cependant, il faut garder en tête que la partie agricole de ce revenu global, le bénéfice agricole, est « construit » grâce à tout un empilement d’exemptions et d’optimisations fiscales. En outre, Laurent Piet rappelle qu’il n’est pas équivalent de vivre sous le seuil de pauvreté quand on est propriétaire de sa maison, d’un jardin et d’une basse-cour que lorsqu’on est locataire de son logement en ville. Il n’en reste pas moins que la pauvreté rurale est évidemment un vrai sujet, mais qu’il ne doit pas occulter l’extrême diversité des revenus agricoles. Ainsi le revenu médian des ménages agricoles est en moyenne au niveau du revenu médian de l’ensemble des ménages français.

Le Réseau d’information comptable agricole (RICA) est basé sur l’approche privilégiée dans les centres de gestion (moyennant quelques harmonisations dans les méthodes de calcul). Il est un des « acquis communautaires » obligatoires au niveau européen (son acronyme est FADN en anglais). C’est un échantillon de 7200 comptabilités représentatives des exploitations « professionnelles » françaises, soit, en 2023, de 285 000 exploitations dites « petites, moyennes et grandes » d’après leur potentiel de production économique. Elles valorisent 90% de la SAU du pays et assurent 95% de la production agricole. Les résultats économiques sont la Production nette (P=ventes nettes des variations de stocks), la Valeur Ajoutée Brute (VAB=P – Consommations intermédiaires), l’Excédent Brut d’Exploitation (EBE = VAB + subventions – salaires et charges salariales – fermages – impôts fonciers et taxes) et enfin le Résultat Comptable Avant Impôts et cotisations sociales (RCAI= EBE – amortissements corrigés du résultat financier, intérêts reçus et payés). Le RCAI est donc différent du bénéfice agricole calculé par la MSA qui, lui, tient également compte des produits et charges exceptionnels, de déductions et réintégrations extra comptables ainsi que des charges sociales payées par l’exploitant. L’approche « trésorerie », elle, permet de mettre en relief le « prélèvement privé » qui permet de faire vivre au jour le jour le ménage agricole : celui-ci est l’EBE – les annuités d’emprunt et les intérêts versés/perçus.

Ainsi, en Euros constants et sur la période 2003-2017, le RCAI moyen (toutes fermes confondues) était calculé à 33 k€/an et par cotisant non salarié tandis que le bénéfice agricole (n’incluant pas les autres revenus de la ferme comme les salaires extérieurs, les revenus du patrimoine ou les prestations sociales) s’élevaient à 21,5 k€. Le prélèvement privé des ménages agricole en moyenne sur la période était similaire au RCAI, ce qui souligne tout l’intérêt de cet indicateur.

Laurent Piet conclut sa partie en soulignant la très grande volatilité interannuelle de ces indicateurs de revenus. Sur la dernière décennie, 2016 a été la plus mauvaise année avec une moyenne à 22 k€ de RCAI par unité de travail agricole  non salariée (UTANS) tandis que 2022 a été la meilleure avec 59 k€. Le RCAI moyen en 2023 a été de 36 k€, supérieur en € constants à la tendance de long terme.

Vincent Chatellier revient sur les énormes disparités entre orientations de production. Les exploitations spécialisées en « grandes cultures » affichent un revenu moyen de 59 k€/UTANS sur la période 2010/2023 (en euros constants de 2023), contre seulement 21 k€ pour les bovins viande. Les bovins lait et les polyculture-élevage tournent autour de 31 k€/UTA sur longue période. Lors des 4 dernières années, la situation s’est améliorée pour les bovins lait (43 k€/UTA), les producteurs de grandes cultures (65 k€) et surtout les éleveurs de porcs (77 k€), tandis que les éleveurs allaitants, bovins (22 k€) ou ovins (21 k€), restaient scotchés à un niveau bas malgré la hausse des prix de la viande rouge.

Si on ne constate pas d’effet d’échelle sur les revenus par hectare (voire même une baisse pour les élevages de ruminants au-delà de 50 ha), les aides étant proportionnelles à la surface rendent l’agrandissement bien plus rentable par actif pour les grandes cultures et les céréaliers.

Le poids des aides directes est en effet très important. En moyenne nationale et toutes OTEX confondues, il représente 74% du RCAI sur la période 2010-2023 et 66% sur les 4 dernières années (2020-2023). En moyenne sur la période 2010-2023, on sait qu’il est considérable pour les éleveurs de ruminants (198% en bovins viande, 157% en ovins-caprins, 83% pour les bovins lait), mais aussi pour les céréaliers (126%). Le revenu des grandes exploitations de plus de 200 ha est constitué à 70% de soutiens directs, sans même compter les dispositifs d’allégement fiscal et social qu’il faudrait ajouter. Et même pour les éleveurs de porcs, les aides représentent encore 47% des revenus en raison principalement des cultures associées.

Les inégalités de revenus entre exploitations sont frappantes quelle que soit l’orientation de production, et surtout lors des bonnes années. Pour chaque OTEX et sur la période 2010-2023, l’étude mesure cette dispersion en comparant les différents déciles de RCAI par UTANS. Ainsi, par exemple, l’écart moyen entre le troisième et le septième décile est de 51 k€ euros en viticulture, de 49 k€ en élevage de porcs et 48 k€ en grandes cultures.

En revanche, les écarts sont naturellement bien moins élevés pour les orientations aux revenus moyens les plus faibles : 23 k€ en bovins lait, 18 k€ en bovins viande ou ovins caprins

Les exploitations spécialisées en céréales et oléoprotéagineux ont clairement pâti des aléas climatiques au cours de ces deux dernières années (2023 et 2024), surtout dans les zones intermédiaires. En 2023, près de 40% d’entre elles ont obtenu des revenus très bas sinon négatifs (la situation ne sera pas meilleure en 2024).

Les auteurs se sont aussi attelés à faire ressortir des indicateurs clés de revenus :

  • La productivité du travail (production + aides / UTA totales)
  • L’efficience productive (production + aides / Consommations intermédiaires)
  • La capacité à faire face à l’endettement (EBE / Annuités d’emprunt)

Pour chaque OTEX et sur la période 2020-2023, la combinaison de ces 3 indicateurs permet d’identifier 8 classes dites de performances économiques.. La plus problématique (faibles productivité et efficience, endettement élevé) regroupe environ 17% des exploitations céréalières, 14% des bovins lait et une même proportion des bovins viande. Elles ne sont pas les plus petites en surface, même si moins grandes que la moyenne. En revanche, les fermes dans les catégories les mieux classées sont toutes plus grandes que la moyenne.

En résumé, les auteurs concluent sur 5 points :

  • L’approche des revenus agricoles dépend de la méthode utilisée, et ce n’est pas toujours facile à expliquer au grand public.
  • Le revenu annuel ne dit pas tout, il faut regarder de près la capitalisation qui représente une rémunération potentielle différée.
  • La période récente (2020-2023) a été meilleure que la tendance de long terme déterminée sur les 15 dernières années… mais les inégalités augmentent fortement.
  • L’élevage de ruminants est toujours le secteur où les revenus sont les plus bas, un peu moins pour les bovins lait ces dernières années.
  • Les aides directes ont toujours un poids très important, ce qui n’empêche pas qu’environ 15% des exploitations soient en très mauvaise posture, et 25 à 30% en position défavorable, ce qui augure d’une poursuite de la restructuration.

Le débat

Il porte d’abord sur des aspects méthodologiques :

  • Sur la possibilité statistique (représentativité ou non) de croiser les 15 OTEX et les 8 classes de performances économiques (cf. diapo n°44), Vincent Chatellier répond que l’analyse porte uniquement sur les OTEX où le nombre d’individus dans l’échantillon le permet. Il précise qu’il n’est pas souhaitable de décliner ensuite ces résultats par région administrative car nous atteindrions les limites autorisées pour conserver une bonne représentativité.
  • Sur la comparaison avec les autres pays européens grâce au FADN : ce travail reste à faire dans le cadre d’une autre étude, mais la comparaison des niveaux de revenus entre États membres n’est pas simple à réaliser. Dans les résultats publiés par la Commission européenne, le RCAI des exploitations danoises est, par exemple, régulièrement négatif en raison d’un processus particulier de financement des activités.
  • Sur l’impact de la mise en place de la Dotation pour Épargne de Précaution en 2022 : cela n’intervient qu’en « aval » du calcul du RCAI, donc hors du cadre de l’analyse (mais c’est pris en compte dans le calcul des Bénéfices Agricoles).
  • Sur la question des exploitations agricoles de petite taille qui ne sont pas répertoriées dans le champ du RICA, Laurent Piet précise que nous n’avons pas d’informations sur leur niveau de revenu. La seule source de données les concernant est le Recensement de l’Agriculture, qui ne pose pas de questions de nature économique ou financière. En France, cela concerne les exploitations ayant une production brute standard annuelle (autrement dit un potentiel de production) inférieure à 25 000 euros.

Il est souligné que le secteur agricole est un de ceux où le plus de données sont disponibles, mais que les chiffres du RICA sont très peu médiatisés, contrairement à ceux de la Commission des Comptes (CCAN). Cela pose la question de la communication récente de la CCAN sur les revenus très défavorables en 2024. Vincent Chatellier répond que la communication porte sur les résultats bruts par branche, et qu’il n’y a pas à ce stade de chiffres RCAI fiables disponibles, les résultats de l’enquête RICA 2024 n’étant pas encore connus. Il confirme le fait qu’il est parfois difficile de communiquer publiquement sur la forte hétérogénéité des performances économiques de l’agriculture française. Les organisations agricoles ayant souvent tendance à mettre en avant les moyennes ou les cas économiquement les plus délicats.

Sur la prise en compte de l’optimisation fiscale, les auteurs répondent qu’en effet, il est de plus en plus difficile de distinguer ce qu’est la bon contour de l’entreprise agricole pour analyser la logique de chef d’exploitation, avec le développement des structures multi-sociétaires. Voir les travaux actuels de Geneviève Nguyen et François Purseigle.

Un autre participant témoigne ainsi assister dans son quotidien professionnel à des montages complexes de holdings et à une recherche systématique d’ « optimisation sociale et fiscale » plus que d’optimisation des aides PAC désormais. Cela se traduit souvent par des surinvestissements en matériels et en bâtiments, ce qui provoque ou aggrave des difficultés financières ultérieures. Vincent Chatellier confirme l’observation, surtout en cette période de meilleurs résultats dans quelques spécialisations et dans l’Ouest en particulier.

La clarté des indicateurs et la perspective historique est soulignée par un autre participant, mais les écarts réels entre quintiles pourraient être en réalité encore plus élevés que ce que montre la comptabilité agricole étant donné l’optimisation fiscale et sociale très répandue. Il suggère de compléter l’approche par des méthodes basées sur le fonctionnement technique des exploitations, telles que celle pratiquée par la Chaire d’Agriculture Comparée agropastoraliste. Cette méthode montre des revenus souvent encore plus élevés que les revenus comptables pour les exploitations les plus favorisées. Vincent Chatellier suggère que ces investigations aboutissent à une publication dans Économie Rurale.

Un participant revient sur la concentration des sociétés agricoles et pose la question de la distribution du RCAI : aux actionnaires ou aux agriculteurs actifs ? Les auteurs partagent ce point de vue et indiquent que la « SIRETisation » des exploitations s’accélère. L’analyse à venir devra porter sur les bases de données de bénéficiaires effectifs des revenus agricoles et des liaisons financières entre les entreprises. Dans le RICA, il n’y a pas d’exploitations sans exploitant actif et le RCAI n’inclut pas la rémunération des associés non exploitants. Mais ensuite, il n’est aujourd’hui pas possible d’évaluer les prélèvements privés qui sont distribués à des non agriculteurs.

Une dernière question porte sur la part des revenus agricoles dans les revenus totaux des ménages agricoles. L’INSEE indique une part de 30% des « bénéfices agricoles », mais cela semble bien sous-évalué ! Laurent Piet et Vincent Chatellier indiquent que, d’après les travaux de leur collègue Nathalie Delame (INRAe, UMR PSAE) qui utilise le RICA pour calculer la part agricole du revenu global des ménages d’agriculteurs plutôt que les bénéfices agricoles comme le fait l’INSEE, on serait plutôt autour de 60 à 65%, mais qu’il y a d’énormes disparités interannuelles, étant donnée la volatilité des revenus agricoles.

Quant aux exonérations fiscales et sociales, on les évalue à environ 4 milliards € par an en France, à comparer aux 9 milliards d’aides directes de la PAC, ce n’est pas rien ! Mais elles n’apparaissent que dans les « Concours publics à l’agriculture » et sont très difficiles à retracer dans les comptabilités des exploitations. Il faudrait pouvoir calculer ce que chaque exploitation aurait dû payer sans exonération et comparer à ce qu’elle a effectivement payé.

En conclusion, les auteurs invitent les personnes intéressées pour approfondir le sujet à une séance à l’Académie d’agriculture le 7 mai prochain (elle sera diffusée en direct en visio conférence).

Ce compte-rendu rédigé par Philippe Chotteau, a été révisé par Yves Madeline

Quelques références bibliographiques des intervenants

Chatellier V. (2024). Le revenu agricole des agriculteurs et des éleveurs en France : une forte variabilité interannuelle (2010-2022) et de grandes disparités. INRAE Productions Animales, vol 37 (3), 1-18. [PDF].

Chatellier V. (2021). L’hétérogénéité des revenus des actifs non-salariés dans l’agriculture française : un regard au travers de deux grilles typologiques. Economie Rurale, n°378, 57-75. [PDF].

Chatellier V., Détang-Dessendre C., Dupraz P., Guyomard H. (2021). Revenus agricoles, aides directes et future PAC : focus sur les exploitations françaises de ruminants et de grandes cultures. INRAE Productions Animales, 34(3), 173-190. [PDF]

Chatellier V., Guyomard H. (2022). The CAP and Farm incomes. Chapter 2 of the book « Evolving the Common Agricultural Policy for tomorow’s challenges« . Editions Quae, pp 43-59. [PDF].

Piet L., Chatellier V., Delame N., Jeanneaux P., Laroche-Dupraz C., Ridier A., Veysset P. (2021).
Mesurer le revenu des exploitations agricoles françaises : analyse comparée sur 15 ans d’indicateurs issus du Rica et de la MSA. Economie Rurale, n°378, 37-56. [PDF].

Piet L., Chatellier V., Delame N., Desjeux Y., Jeanneaux P., Laroche-Dupraz C., Ridier A., Veysset P. (2021). Hétérogénéité, déterminants et soutien du revenu des agriculteurs français. Notes et Etudes Socio-Economiques, n°49, 5-40.[PDF]

Piet L., Desjeux Y. (2021). « New perspectives on the distribution of farm incomes and the redistributive impact of CAP payments ». European Review of Agricultural Economics, 48(2): 385-414. https://doi.org/10.1093/erae/jbab005

Le site du projet de recherche Agr’income :

https://smart.rennes.hub.inrae.fr/contrats-de-recherche/agr-income


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