Vers le zéro pesticide

Zéro pesticide : un nouveau paradigme de recherche pour une agriculture durable

Avec Florence Jacquet

Coordinatrice scientifique du programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger Autrement » de l’INRAe

Séance du 13 septembre 2022
Synthèse de la séance par Yves Madeline

Synthèse de l’intervention

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Le Diagnostic qui a justifié ce programme et cette nouvelle approche

L’usage des pesticides chimiques est une préoccupation sociétale majeure qui n’est pas nouvelle mais qui se renforce en raison de la mise en évidence des impacts négatifs sur l’environnement et la santé par des expertises scientifiques qui se précisent chaque jour, notamment les plus récentes : « Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services éco systémiques », INRAe et Ifremer, et « Pesticides et effets sur la santé », INSERM.

Les politiques publiques de réduction mises en œuvre tant au niveau européen que national depuis plusieurs années n’atteignent pas leurs objectifs. Cela peut être constaté par divers indicateurs. Ainsi la concentration des pesticides dans les eaux souterraines continue d’augmenter. Les ventes de pesticides dans l’U ne diminuent pas significativement et reste très éloignée des objectifs. La France avait dans un premier temps fait figure de bon élève en lançant, en 2008, après le Grenelle de l’environnement, le plan Ecophyto avec un objectif de réduction de 50 % à échéance de 2018 « si possible ! ». Mais en l’absence de résultats significatifs, ce programme a dû faire l’objet de deux révisions successives pour renforcer les moyens d’actions, avec les plans Ecophyto 2 et Ecophyto 2 + qui ont cherché à lui donner une nouvelle impulsion pour atteindre le même objectif de réduction de 50 %, mais à l’échéance retardée de 2025. Cependant, au vu de l’évolution des ventes en France de substances actives par type de molécules ce résultat ne sera pas atteint. On observe cependant deux évolutions positives de ce critère : une diminution dans cet ensemble des substances CMR (cancérigène, mutagènes et reprotoxiques) passées de 28 % des ventes en 2009 à 12% en 2020 et une augmentation de celle des produits de bio contrôle qui représentent aujourd’hui 12 % avec un objectif de 30 % en 2030 grâce, entre autres, à une simplification des règles d’autorisation de mise en marché accordée par L’UE. Une autre évolution concerne la diminution du nombre de pesticides autorisés. Ces vingt dernières années, le nombre de retraits (des matières les plus nocives) est plus important que celui des nouvelles autorisations de produits, et le nombre de pesticides autorisés diminue en conséquence.

Cependant ces évolutions positives ne sont pas à la hauteur des ambitions affichées dans les politiques publiques tant françaises que de l’UE (Green Deal et Farm to Fork) qui réaffirment l’objectif de réduction de 50 % à échéance de 2030.

Les ambitions du programme de recherche « Cultiver et Protéger Autrement » dans un paradigme d’une agriculture à zéro pesticide

À la base de ce nouveau programme de recherche, il y a le constat que les solutions incrémentales et le changement à petits pas ne suffisent pas ou plus, et qu’il faut changer de paradigme. D’où l’idée de placer les chercheurs dans des situations de recherche de modèles de production à « zéro » pesticide pour investir les solutions possibles en s’inspirant de celles d’ores et déjà pratiquées ou imaginables à court ou moyen terme et en développant des fronts de sciences sur différentes thématiques.

Les résultats des fermes du réseau Dephy de Ecophyto, (dans lequel certaines ont fortement progressé, voire atteint les objectifs de réduction de 50 %) montrent l’importance du système de culture et du degré de spécialisation dans la capacité à réduire l’usage des pesticides. Les systèmes de monoculture (viticulture, arboriculture) sont bien plus utilisateurs que les systèmes avec rotations et ont plus de difficultés à en réduire l’usage. Et parmi ces derniers, la polyculture élevage utilise moins de pesticides que les grandes cultures et progresse plus rapidement dans la réduction. La réduction des herbicides est plus difficile que celle des autres pesticides (fongicides, insecticides), ce qui s’observe nettement dans les fermes Dephy. Certaines catégories de producteurs considèrent alors qu’ils n’ont pas de solutions. Tant que la recherche n’en a pas trouvé, ils s’estiment contraints d’utiliser l’existant, même s’il est considéré comme dangereux, d’où le « yoyo » interdiction/dérogation constaté ces dernières années pour certaines molécules.

Pour sortir de la dépendance aux pesticides il faut considérer un ensemble large incluant, outre les agriculteurs, les industries d’amont et de transformation, le développement agricole, la recherche, les pouvoirs publics, la distribution et les consommateurs afin d’identifier les « verrouillages » socio techniques, politiques ou scientifiques.

Concernant la recherche, elle doit être plus ambitieuse et se donner un cadre de pensée et de méthode où les pesticides sont à priori exclus, ce qui conduit à explorer de nouveaux champs de recherche dans l’ensemble des disciplines. C’est ce changement de paradigme qui est impulsé dans ce programme. Il met les points suivants en avant : privilégier les solutions préventives, explorer les solutions de rupture, reconcevoir les systèmes, privilégier des approches pluridisciplinaires. Il faut mobiliser les sciences sociales dès le début et pas, comme c’est trop souvent le cas, à la fin, pour voir comment diffuser les innovations techniques.

Florence Jacquet souligne également une nouveauté dans ce programme financé par l’ANR : il donne plus de moyens et plus de temps (6 ans) qu’habituellement à chaque projet. Quelles sont les principales thématiques couvertes par les projets de recherche

  • le développement des régulations naturelles par l’augmentation de la biodiversité à toutes les échelles (champs, exploitations, paysages),
  • le biocontrôle,
  • le rôle du microbiote dans les défenses naturelles des plantes,
  • la sélection variétale en tenant compte des interactions entre plantes d’une part, et entre plantes et microorganismes de l’autre,
  • les agroéquipements,
  • le numérique et les nouvelles technologies adaptées à ces approches,
  • les innovations organisationnelles et de politique publique capables de soutenir cette transition, enfin.

Florence Jacquet a présenté plusieurs exemples illustratifs de cette nouvelle approche parmi lesquels nous retenons :

  • Accroitre la diversification à l’échelle de la culture. Si l’allongement des rotations avec l’introduction de cultures de légumineuses est bien connu, par contre mélanger des variétés ou des espèces différentes dans une même culture donne des résultats très intéressants en termes de réduction de pesticides, mais également de rendement et d’adaptation au changement climatique. Cela devient opérationnel pour le blé où 17% des surfaces sont actuellement semées en mélange. La recherche vise à préciser et quantifier les interactions plantes-plantes, développer des méthodes pour co-concevoir et sélectionner les mélanges, analyser et accompagner les stratégies des firmes de semences et les filières pour adapter la collecte et la commercialisation.
  • Le rôle du le microbiote dans la santé des plantes (comme en santé humaine). Il s’agit de connaitre les interactions entre les microorganismes qui composent le microbiote des plantes (feuilles, tiges, racine), pour lutter contre les pathogènes et renforcer les défenses naturelles, en utilisant des produits de bio contrôle ou l’enrobage de semences (sans pesticides). Pour le mildiou de la vigne, par exemple, des recherches sont en cours, et des nouveaux produits à base de microorganismes sont commercialisées.
  • L’écologie chimique et le comportement des insectes. Si les phéromones sont bien connues, des travaux concernant les kairomones (composés olfactifs volatiles émis par les plantes), l’olfaction des insectes et une écologie paysagère (interactions olfactives à l’échelle du paysage) sont prometteurs.
  • Pour la vigne il y a des projets d’intégration de l’ensemble des solutions.

D’où il ressort 4 aspects importants pour changer d’approche :

  1. Donner la priorité aux régulations naturelles
  2. Travailler à l’échelle du paysage (épidémiosurveillance, organisation du parcellaire et des infrastructures agro écologiques, gestion des habitats, etc.)
  3. Penser solutions locales, plutôt que génériques (ce qui n’est pas une mince affaire). Un travail sur 8 territoires « zéro pesticide » est en cours d’expérimentation.
  4. Considérer l’ensemble de la chaine de valeur, ce qui signifie que les filières doivent être impliquées ainsi que les politiques publiques et les consommateurs et pas seulement les producteurs. Les chercheurs en sciences sociales sont particulièrement mobilisés sur cet aspect pour proposer des solutions permettant d’accélérer les changements.

En conclusion, Florence Jacquet souligne que ce programme marque un changement fort dans la façon de travailler pour la recherche. L’intégration des disciplines va plus loin que l’habituelle pluridisciplinarité, avec une collaboration en temps réel entre science fondamentale et science appliquée. On observe par ailleurs un début de changement chez les entreprises, pas seulement pour la fourniture de produits de bio contrôle, mais également dans les filières de collecte qui dépasse le greenwashing. En revanche les évolutions de réglementation, bien que réelles, et les politiques publiques ne sont pas encore à la hauteur en raison de la résistance des États).

Discussion

Les échanges ont été très riches et très intenses avec un témoignage fort de Jean Bernard Lozier, agriculteur du Réseau Dephy dans l’Eure. On peut lire le reportage effectué par un participant (Armand Rioust de Largentaye) sur son exploitation suite à la séance en rubrique « Réactions et commentaires ».

Les échanges sont ici regroupés en quelques thèmes dont nous retenons les éléments suivants :

Rôle de la recherche et importance de ce programme dans l’activité globale d’INRAe

Ce programme de 30 millions d’euros peut paraitre faible au regard du budget global de l’INRAe (de l’ordre de 1 Md€). Cependant il faut souligner l’effet de levier des appels à projets. Ils constituent pour les équipes de recherche des ressources souvent indispensables pour fonctionner (CDD, équipements, frais de fonctionnement). Le financement des projets oriente donc beaucoup de temps de chercheur qui constitue l’essentiel des couts globaux. D’autre part, celui-ci est transdisciplinaire (beaucoup de disciplines mobilisées) , avec des financements de l’ordre de 3 millions d’euros par projet (contre 0,5 millions d’euros environ pour un projet ANR) et de plus longue durée (6 ans plutôt que 3) et a un effet  supérieur.

Plusieurs intervenants ont ensuite insisté sur le fait que la recherche fait plutôt son « job » et qu’il faut l’encourager encore plus, mais que les blocages viennent d’ailleurs.

Il faut sans doute aller beaucoup plus loin dans le décloisonnement des disciplines qui ont été construites depuis des années dans une approche réductionniste des problèmes, dans les procédures d’évaluation des équipes de recherche et dans la gouvernance globale. Et cela concerne aussi les instituts techniques, l’enseignement, le conseil.

Comment se positionne la France pour conduire ce type de recherche ? Il n’y a actuellement pas d’équivalent de programme de ce type dans l’UE, mais l’INRAe a pris une initiative avec 56 organismes européens de recherche pour coordonner la programmation autour d’une agriculture sans pesticides.

Sur la lenteur des changements, la faible réduction d’utilisation et les moyens pour agir.

Alors que la nécessité de la réduction semble de plus en plus admise au niveau même des agriculteurs, sont mis en avant, parmi les multiples freins, la crainte de perte économique au niveau individuel ou de compétitivité par rapport à des pays qui se montreraient moins vertueux.

Florence Jacquet précise que, pour éviter l’écueil des surcouts, l’objectif du programme est d’arriver à une agriculture aussi productive et compétitive mais sans pesticides. Mais qu’en est-il d’après les participants ?

Beaucoup de solutions existent d’ores et déjà pour se passer des pesticides. Cependant, même si l’expérience des agriculteurs des réseaux Dephy les plus motivés montre que l’objectif de réduction de 50 % peut être atteint, voire dépassé par quelques-uns, c’est souvent grâce à une motivation généralement autre qu’économique (éthique, citoyenne). Il n’est pratiquement pas possible de produire autant. Les baisses de rendement sont le plus souvent au RDV. Les optimisations de charges peuvent les compenser en termes de revenu mais cela n’apparait pas suffisamment incitatif pour le plus grand nombre. De plus, il est regrettable que cet aspect ne puisse être évalué dans les fermes Dephy, car les modifications de pratique ne sont pas évaluées sur le plan économique dans les comptes d’exploitation. Au final, les réductions d’utilisation de pesticides dans le réseau Dephy ne dépassent pas les 20 % en moyenne. Plusieurs participants font remarquer que cette question de l’évaluation économique de réduction des pesticides sur les rendements et les résultats d’exploitation est au centre des possibilités de changement.

D’autres indiquent que des solutions existent déjà sur le terrain et qui marchent, à commencer par le bio qui exclut dans son cahier des charges l’usage des pesticides ou les systèmes herbager de l’ouest qui sont plus vertueux sur le plan de l’utilisation des pesticides. Pourquoi n’arrive-t-on pas à les généraliser ?

Mais le passage à l’AB génère des baisses de rendements (de 20 à 50 %) dans presque toutes les productions. Elles sont compensées par des prix plus élevés, et des aides. Mais ces prix rémunérateurs de pratiques vertueuses sont dépendants du développement de la consommation. Elle reste souvent limitée par le pouvoir d’achat et sujet à des ruptures d’équilibre lorsque offre et demande ne sont plus en correspondance (cf. les crises passées sur lait bio). À côté du label bio, il y a des tentatives d’étiquetage pour valoriser des pratiques plus vertueuses dans le prix de vente. Pourquoi ne pas les encourager en s’appuyant sur la demande citoyenne ? Mais jusqu’à présent, outre que cela marche peu, entre pratiques réelles et greenwashing, cela a plutôt semé la confusion et affaibli le bio.

Dans le contexte français, une baisse de rendement en céréales ne serait pas nécessairement un problème global pour notre autonomie, car une bonne partie des céréales sont consommées par les productions animales dont le PNNS recommande de baisser la consommation. Mais pour le résultat de chaque exploitation, les pertes devraient être compensées tant que les nouveaux modèles ne sont pas totalement opérationnels. Tous les participants s’accordent pour considérer que les aides de la PAC devraient être plus orientées vers cet objectif. JB Lozier indique que pour effectuer la transition vers l’objectif de réduction de 50 %, il a beaucoup mobilisé les aides du second pilier avec les MAE.  Il y a donc là un levier puissant. La nouvelle PAC ouvre un peu les possibilités, mais en laisse la responsabilité aux États avec les PSN. Le PSN français sera-t-il à la hauteur de l’enjeu ?

JB Lozier précise qu’il n’est pas allé vers le bio car il veut faire une production saine et rentable au prix du marché conventionnel. Pour lui, on devrait aider dans la phase de transition pour ne pas vendre plus cher.

Pour autant, les résultats du programme devraient aussi profiter au bio pour améliorer ses performances.

Cependant au-delà de l’économie de l’exploitation, le programme montre bien que tout, loin s’en faut, ne se joue pas au niveau individuel des agriculteurs. Les solutions les plus innovantes et performantes sont déterminées par une organisation collective. C’est un nouveau paradigme qui doit impliquer en premier lieu les filières d’amont et d’aval, mais aussi les organismes de conseil et la formation. Il faut dépasser les fausses bonnes solutions comme celle qui a obligé les coopératives à séparer les activités de conseil et de vente des produits. L’étude des blocages socio-techniques fait partie de ce programme.

Pour aller vers une agriculture sans pesticide, une politique d’accompagnement doit jouer, plus que jamais, sur les trois leviers classiques du changement de pratiques :

  • Mise à disposition des connaissances sur les solutions et convaincre de leur faisabilité et pertinence (recherche/formation/conseil),
  • Les incitations économiques positives par le marché ou les aides, lorsque le marché ne suffit pas, ou négatives par la taxation,
  • La réglementation pour autoriser ou interdire.

Sur ces trois leviers, on est encore loin d’être efficace. Et leur mise en œuvre doit être coordonnée pour ne pas faire le yoyo de « deux pas en avant trois pas en arrière » comme on l’a vécu récemment sur le glyphosate.

L’approche par un nouveau paradigme systémique implique l’interdépendance avec les autres dimensions de la transition (changement climatique et bio diversité) et la hiérarchisation des priorités face à l’urgence. Le temps de la séance n’était pas suffisant pour en débattre.

Compte rendu d’une visite chez J-B Lozier agriculteur « Dephy » dans l’Eure, par Armand Rioust de Largentaye

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One thought on “Vers le zéro pesticide

  • 18 octobre 2022 à 0h13
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    Compte rendu d’une visite chez J-B Lozier agriculteur « Dephy » dans l’Eure, le 14 octobre 2022, par Armand Rioust de Largentaye
    Lors de ma visite chez Jean-Bernard Lozier , j’ai voulu comprendre sa manière de réduire le recours aux pesticides de plus de 50%, évoquée lors d’une réunion du Mouvement Agricole Rural et Solidaire (MARS, réunion du 13 sept 2022). Une telle réduction, qui est l’objectif du programme Ecophyto de réduction des pesticides, était considéré « ambitieux » par certains intervenants, y compris le représentant de l’INRAe, lors du Mardi du quai Voltaire organisé à la Maison des Agros (5 quai Voltaire, 75007 Paris) le 31 mars 2022. L’exploitation de M. Lozier est une ferme « Dephy » qui, dans le programme Ecophyto, a pour vocation d’éprouver, de valoriser et de déployer les techniques et systèmes agricoles réduisant l’usage des produits phytosanitaires tout en promouvant des techniques économiques, environnementales et sociales performantes.
    M. Lozier (une soixantaine d’années) cultive les terres (90 ha) de ses parents dans la commune de Coudres, à 20 km au Sud d’Evreux. Il s’agit de terres limoneuses sur argiles calcaires propices à la culture de céréales, mais non à celle de la betterave, faute de profondeur suffisante du limon. En revanche, l’implantation d’une usine de teillage permet la culture du lin textile, plante rémunératrice moins exigeante en intrants qu’en suivi, et dont la culture, initialement concentrée aux Pays-Bas et en Belgique, a progressivement migré vers le sud, se concentrant aujourd’hui plutôt en Belgique et en Normandie. Pour raisons phytosanitaires, la culture du lin textile ne peut être pratiquée trop souvent. L’Eure est le département le plus méridional de la culture du lin textile. La production est principalement destinée à la Chine.
    M. Lozier parvient de fait à réduire son recours aux pesticides au-delà de « l’ambitieux » objectif de 50%. Le taux d’application des pesticides étant mesuré par l’« IFT », Indicateur de Fréquence des Traitements Phytosanitaires, M. Lozier fait état d’un IFT proche de 1, contre 6 ou 7 en moyenne régionale. Signalé par la Cour des Comptes, l’échec du programme Ecophyto paraît effectivement consternant au regard des performances de M. Lozier.
    La rotation des cultures est le premier moyen de lutte contre les adventices en décourageant l’implantation de plantes ayant le même cycle végétatif que la culture. Blé, orge d’hiver et colza (même cycle) favorisent la spécialisation des mauvaises herbes, insectes et maladies cryptogamiques (champignons). La culture du pois et du lin, qui sont des cultures de printemps, ainsi que les cultures intermédiaires sont des moyens de lutter contre la prolifération des mauvaises herbes. M. Lozier pratique une rotation de huit ans : blé, tournesol ou sorgho, blé, pois ou féverolles, blé, orge d’hiver, colza, orge de printemps.
    Pour éviter les produits chimiques, M. Lozier utilise des outils mécaniques qui nettoient le champ avant (outils à dents ou à disques), pendant (charrue) et après le semis (herse étrille et bineuse). Le « faux-semis » consiste, avant le semis, à préparer le champ comme pour le semis afin de faire germer les graines d’adventices et les détruire au moment du semis, après quelques semaines. Après le semis, si elles sont suffisamment enracinées, les jeunes pousses de céréales supportent le passage de la herse étrille, qui peut même les stimuler.
    M. Lozier adapte les dates de ses semis afin d’optimiser la germination et la croissance de la culture au détriment des mauvaises herbes, insectes et maladies cryptogamiques. Il retarde ainsi les semis des céréales d’hiver car l’approche de l’hiver rend plus efficace la destruction des repousses et des adventices. Au moment de la visite (14 octobre) cette pratique se distinguait visiblement des semis déjà levés chez les agriculteurs moins soucieux des impacts environnementaux. Ceux-ci sèment dès la fin de l’été, avec désherbage chimique des mauvaises herbes encore vigoureuses. À l’inverse, M. Lozier avance la date de ses semis de colza pour que la plante soit plus développée et plus résistante au moment des agressions.
    M. Lozier plante des haies pour encourager la biodiversité et laisse une bande de 3 mètres de chaque côté sans culture. Ces « infrastructures agro-environnementales » (i.a.e.) sont destinées à favoriser la biodiversité dans l’intérêt général et, dans l’intérêt de l’exploitant, à favoriser à terme la lutte intégrée contre les insectes nuisibles (encourager les prédateurs). M. Lozier plante des arbres aux coins de ses champs pour fournir des refuges aux animaux en transit. Au total, ses i.a.e. occupent environ 2% de sa surface agricole. Cependant, compte tenu des coefficients appliqués, la réglementation considère que les i.a.e. représentent 10% de sa superficie.
    Les haies implantées permettent à M. Lozier de satisfaire une des conditions pour toucher les aides de la Politique agricole commune (PAC). La « Bonne conditions agro-environnementale » – BCAE n° 8 impose en effet 4% de la superficie en i.a.e. A 10%, M. Lozier dépasse largement ce seuil. Par ailleurs, sa faible utilisation de produits phytosanitaires et d’engrais de synthèse, son bilan azoté favorable (cf. plus loin) et la couverture de ses sols pendant onze mois sur douze lui permettent de toucher des aides substantielles du « deuxième pilier » de la PAC. Ces aides encouragent les pratiques agro-environnementales au-delà des conditions pour toucher les aides PAC, lesquelles conditions, comme on peut le voir avec la BCAE 8, ne sont guère exigeantes.
    M. Lozier est vigilant sur la gestion de l’azote à cause du risque de fuites de cet élément dans les nappes phréatiques et les zones de captage d’eau potable. Il implante systématiquement des cultures intermédiaires pour absorber l’azote résiduel après les cultures et, pour qu’elles aient l’effet voulu, ne les détruit pas avant l’implantation de la culture suivante. Sous l’influence de la FNSEA, la réglementation n’exige que deux mois.
    M. Lozier cultive des pois pour fixer l’azote atmosphérique. Les sols reçoivent aussi l’azote des cultures intermédiaires. Retournées au sol, elles fournissant un « engrais vert ». Au total, azote minéral compris, les champs reçoivent quelques 100 unités d’azote par hectare et par an. Le bilan azoté, c’est-à-dire l’excédent d’azote apporté par rapport à l’azote exporté du champ, s’établit entre -15 et + 30 unités d’azote par hectare, ce qui contribue à éviter de polluer les nappes et les zones de captage d’eau potable.
    M. Lozier se contente de rendements moins élevés que la moyenne départementale (70 qtx de blé au lieu de 85) mais les économies en engrais minéral et en pesticides lui assurent dans l’ensemble des marges bénéficiaires au moins équivalentes à celles des agriculteurs conventionnels. M. Lozier participe au programme Appi-N de recherche sur la date d’application de l’azote minéral pour réduire encore les applications d’azote.
    La luzerne, une légumineuse qui fixe l’azote atmosphérique, permettrait d’augmenter les rendements des céréales en augmentant la fertilisation azotée du sol. Mais il n’y a plus d’élevage dans la région et donc pas de débouché pour la luzerne. M. Lozier estime que l’élevage, qui s’est maintenu jusqu’à sa propre génération, ne reviendra plus. Les parents de M. Lozier entretenaient 8 vaches laitières mais l’élevage représente une astreinte que les cultivateurs refusent désormais. On observe ainsi la disparition d’un métier agricole. Nonobstant, moyennant les incitations voulues, on peut s’interroger sur l’irréversibilité de cette situation.
    M. Lozier surveille le taux d’azote résiduel dans ses champs. L’azote provient de la culture des pois, des engrais verts et de quelques apports minéraux de synthèse, réduits par l’acceptation de rendements moins élevés. M. Lozier paraît plus soucieux du bilan azoté de ses cultures que du rendement de ses céréales, moyennant des marges financières équivalentes au système conventionnel, dûment démontrées conformément à l’objectif du programme Ecophyto.
    Dans l’ensemble, les agriculteurs semblent peu intéressés par les pratiques agroécologiques. Le groupe d’études que M. Lozier a présidé un temps à la Chambre d’agriculture n’a manifesté aucun intérêt pour ses pratiques ni pour ses expériences. Les jeunes sont fascinés par les machines et le gigantisme. La transition agroécologique se heurte-t-elle à un obstacle culturel ?
    M. Lozier observe l’agrandissement des fermes autour de lui. Elles s’accélèrent ces dernières années avec le vieillissement des exploitants. Les jeunes générations ambitionnent de gérer des domaines de centaines, voire de milliers d’hectares. Ils deviennent ainsi des « agri-managers » soucieux d’organisation, de logistique, bref, de « management » de l’entreprise. Oubliée l’agronomie ! Ces agri-managers n’ont ni le temps ni la volonté d’accorder une attention aux parcelles individuelles. Ils appliquent des pratiques normées, systématiques, ce que permet la chimie, et qu’encouragent une politique agricole influencée par la FNSEA. À l’opposé, M. Lozier donne de l’importance au temps que lui laisse son exploitation de 90 ha.
    Avec un objectif de revenu qu’il atteint en surveillant ses coûts et ses marges, son objectif n’est plus l’agrandissement ni le rendement de ses cultures mais son bien-être personnel. Sa philosophie est satisfaite par l’utilisation minimale d’apports artificiels et sa disponibilité en temps. Il se réjouit de servir la société, de réduire les pollutions et d’entretenir la biodiversité. Il cultive le goût de l’agronomie, de la nature, et ne cache pas son « amour de la terre ».
    Pourtant, M. Lozier n’est pas dogmatique. Il ne refuse pas les produits chimiques quand ils sont indispensables. Cependant, il critique l’agriculture de conservation (non-labour et semis direct) qui en dépend. Le ministre Stéphane Le Foll était selon lui un défenseur trop absolu du non-labour.
    M. Lozier ne pratique pas l’agriculture biologique qui selon lui applique des principes trop rigides. Au Comité national de la Confédération paysanne, M. Lozier passe pour un pragmatique. Il regrette d’ailleurs que la Confédération n’ait pas participé il y a dix ans à l’élaboration initiale de la norme HVE (haute valeur environnementale), laissant la FNSEA vider ce label de son intérêt écologique.
    Conclusions
    M. Lozier démontre qu’une forte réduction de l’emploi de pesticides et d’engrais azoté est possible dans les grandes cultures, bien au-delà des objectifs officiels. Cela suppose une vigilance agronomique et une attention aux parcelles qui se perd progressivement avec l’agrandissement des exploitations et le désintérêt pour l’agronomie. Pourtant, grâce à sa vigilance agronomique et à la réduction des dépenses, M. Lozier reste compétitif au milieu d’exploitations de plus en plus grandes.
    La principale bénéficiaire des performances de M. Lozier est bien entendu la biodiversité. Les études internationales montrent à quel point celle-ci est dévastée par les pratiques de l’agriculture les plus répandues. Pour y remédier, les autorités devraient prendre les moyens pour que les techniques « Dephy », dont la faisabilité est démontrée chez M. Lozier, diffusent à grande échelle. Tel était le sens du programme Ecophyto. Curieusement, les objectifs manqués n’émeuvent guère les autorités tandis qu’à l’échelle européenne, l’atténuation des conditionnalités BCAE et le caractère optionnel des mesures agro-environnementales soulignent le déni de l’urgence.
    L’incitation à l’agrandissement par les primes à l’hectare rendent la PAC responsable notamment de la dépendance chimique de l’agriculture industrielle et des pollutions qui en résultent. Le drame est qu’à court terme, l’agrandissement des exploitations va s’accélérer à cause du vieillissement des agriculteurs. Dans quelques années, l’agriculture passera aux mains d’agri-managers qui géreront les parcelles à la manière d’une grande entreprise industrielle.
    Cette évolution n’est pas imposée par l’économie si l’on en juge par les résultats financiers et la compétitivité soutenus du système de M. Lozier. Elle reflète plutôt la triste réalité culturelle d’une fascination inassouvie pour la croissance et le gigantisme. Avec l’agriculture industrielle, fini l’amour de la terre !
    M. Lozier est le parfait jardinier du paysage mais sans soutien de la puissance publique, l’agriculture deviendra un business comme un autre. Ainsi, la visite chez M. Lozier rappelle le déclin culturel fustigé par le chef Seattle. Son discours de 1854 est rappelé en annexe.
    (texte relu par Jean-Bernard Lozier)

    Le discours du chef Seattle
    https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_du_Chef_Seattle_en_1854
    Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ?
    L’idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ?
    Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple.
    Chaque aiguille de pin luisante, chaque rive sableuse, chaque lambeau de brume dans les bois sombres, chaque clairière et chaque bourdonnement d’insecte sont sacrés dans le souvenir et l’expérience de mon peuple.
    La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l’homme rouge.
    Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu’ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n’oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l’homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l’homme, tous appartiennent à la même famille.
    Aussi lorsque le Grand Chef à Washington envoie dire qu’il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu’il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc votre offre d’acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée.
    Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n’est pas seulement de l’eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu’elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l’eau claire des lacs parle d’événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l’eau est la voix du père de mon père.
    Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l’enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l’homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c’est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n’est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu’il l’a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l’oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu’un désert.
    Il n’y a pas d’endroit paisible dans les villes de l’homme blanc. Pas d’endroit pour entendre les feuilles se dérouler au printemps, ou le froissement des ailes d’un insecte. Mais peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne comprends pas. Le vacarme semble seulement insulter les oreilles. Et quel intérêt y a-t-il à vivre si l’homme ne peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d’un étang la nuit ? Je suis un homme rouge et ne comprends pas. L’Indien préfère le son doux du vent s’élançant au-dessus de la face d’un étang, et l’odeur du vent lui-même, lavé par la pluie de midi, ou parfumé par le pin pignon.
    L’air est précieux à l’homme rouge, car toutes choses partagent le même souffle.
    La bête, l’arbre, l’homme. Ils partagent tous le même souffle.
    L’homme blanc ne semble pas remarquer l’air qu’il respire. Comme un homme qui met plusieurs jours à expirer, il est insensible à la puanteur. Mais si nous vous vendons notre terre, vous devez vous rappeler que l’air nous est précieux, que l’air partage son esprit avec tout ce qu’il fait vivre. Le vent qui a donné à notre grand-père son premier souffle a aussi reçu son dernier soupir. Et si nous vous vendons notre terre, vous devez la garder à part et la tenir pour sacrée, comme un endroit où même l’homme blanc peut aller goûter le vent adouci par les fleurs des prés. Nous considérerons donc votre offre d’acheter notre terre. Mais si nous décidons de l’accepter, j’y mettrai une condition : l’homme blanc devra traiter les bêtes de cette terre comme ses frères.
    Je suis un sauvage et je ne connais pas d’autre façon de vivre.
    J’ai vu un millier de bisons pourrissant sur la prairie, abandonnés par l’homme blanc qui les avait abattus d’un train qui passait. Je suis un sauvage et ne comprends pas comment le cheval de fer fumant peut être plus important que le bison que nous ne tuons que pour subsister.
    Qu’est-ce que l’homme sans les bêtes ? Si toutes les bêtes disparaissaient, l’homme mourrait d’une grande solitude de l’esprit. Car ce qui arrive aux bêtes, arrive bientôt à l’homme. Toutes choses se tiennent.
    Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu’ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu’ils respectent la terre, dites à vos enfants qu’elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes.
    Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.
    Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre.
    Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même.
    Même l’homme blanc, dont le dieu se promène et parle avec lui comme deux amis ensemble, ne peut être dispensé de la destinée commune. Après tout, nous sommes peut-être frères. Nous verrons bien. Il y a une chose que nous savons, et que l’homme blanc découvrira peut-être un jour, c’est que notre dieu est le même dieu. Il se peut que vous pensiez maintenant le posséder comme vous voulez posséder notre terre, mais vous ne pouvez pas. Il est le dieu de l’homme, et sa pitié est égale pour l’homme rouge et le blanc. Cette terre lui est précieuse, et nuire à la terre, c’est accabler de mépris son créateur. Les Blancs aussi disparaîtront ; peut-être plus tôt que toutes les autres tribus. Contaminez votre lit, et vous suffoquerez une nuit dans vos propres détritus.
    Mais en mourant vous brillerez avec éclat, ardents de la force du dieu qui vous a amenés jusqu’à cette terre et qui pour quelque dessein particulier vous a fait dominer cette terre et l’homme rouge. Cette destinée est un mystère pour nous, car nous ne comprenons pas lorsque les bisons sont tous massacrés, les chevaux sauvages domptés, les coins secrets de la forêt chargés du fumet de beaucoup d’hommes, et la vue des collines en pleines fleurs ternie par des fils qui parlent.
    Où est le hallier ? Disparu. Où est l’aigle ? Disparu.
    La fin de la vie, le début de la survivance.

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