Révoltes européennes : un modèle en cause
Et des réponses qui ne résolvent rien
Par Émile Ronchon, le 6 février 2024
De nouveau, les blocages de routes, de laiteries, de grands magasins par les agriculteurs font la Une de l’actualité française. C’est régulièrement le cas en France, le dernier mouvement d’ampleur datant de l’été 2015. Le mouvement semble suspendu début février, après quelques annonces du gouvernement. Mais l’ambiance agricole reste extrêmement tendue, en France comme ailleurs en Europe.
Une révolte européenne et des conséquences politiques
Une fois n’est pas coutume, les manifestations massives d’agriculteurs ont débuté ailleurs en Europe : d’abord aux Pays Bas dès 2020. Le 2ème exportateur mondial de produits agricoles (derrière les États-Unis) triche effrontément avec les normes européennes depuis des décennies, notamment sur les rejets d’azote. La moitié Sud du pays est la zone d’élevage intensif la plus dense en Europe, devant la Catalogne, la Bretagne ou l’Émilie-Romagne. Le Conseil d’État néerlandais a exigé en juin 2019 la réduction de moitié du cheptel. S’en est suivi un blocage de La Haye par les tracteurs et la constitution d’un parti spécifique, le BBB (Mouvement Agriculteurs-Citoyens). Le BBB a gagné les élections provinciales de mars 2023 (19%) mais n’a fait que 4,6% aux législatives de novembre dernier. En revanche, c’est l’extrême-droite de Gert Wilders (le PVV) qui a tiré les marrons du feu (23,5%), loin devant l’alliance travailliste-Verts (15,8%) pourtant emmenée par Frans Timmermans, qui a démissionné de la vice-présidence de la Commission Européenne pour cette occasion. Or il était particulièrement en charge du Pacte Vert, le « Green Deal » et sa déclinaison agricole « de la fourche à la fourchette » qui concentre les critiques des syndicats agricoles majoritaires en Europe avec ses objectifs de réduction de l’usage des engrais chimique de 20%, des produits phytosanitaires de 50% et d’une agriculture bio occupant 20% de la surface agricole de l’UE à l’horizon 2030.
L’an passé, des blocages de routes se sont multipliés un peu partout, en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie… et surtout début 2024 en Allemagne, où ce genre de mouvement reste exceptionnel. Là encore, comme aux Pays-Bas, le mouvement semble parti de la base, hors de l’initiative des syndicats, qui tentent ensuite tant bien que mal d’en reprendre le contrôle. Les 2 détonateurs mis en avant sont la fin de la détaxation du gasoil pour les agriculteurs et la concurrence déloyale des produits importés d’Ukraine, dans un contexte de hausse des charges et de lutte contre l’inflation alimentaire. En Allemagne, cela se double d’un gros malaise général face à l’écroulement du modèle gagnant depuis 2 décennie, basé sur l’énergie russe pas chère (y compris les engrais chimiques) et les exports vers la Chine, et de la forte opposition agricole à la coalition tricolore au gouvernement (associant SPD, Sociaux-démocrates ; FDP, Libéraux ; Verts) et au Ministère fédéral de l’agriculture dévolu aux Verts. Tout cela à quatre mois des élections européennes, dont les sondages convergent pour prévoir une forte poussée de l’extrême-droite.
Le libre-échange et les « distorsions de concurrence »
La concurrence des produits agricoles ukrainiens est vue comme particulièrement menaçante, exemptés de droits de douane en UE depuis mai 2022 pour soutenir l’économie de guerre dans ce pays. Or les grains (céréales et oléagineux), le sucre, le miel ou le poulet y sont produits à très bas coût, avec des normes environnementales et sociales très inférieures à celles de la plupart des pays de l’UE (le gouvernement Zelensky a mis entre parenthèses une bonne partie des lois sociales). Une part importante de ces productions est contrôlée par des oligarques ou des fonds étrangers. De nombreux céréaliers français sont ainsi allé investir sur les terres noires de l’Est du pays (les célèbres tchernozioms), les plus fertiles au monde… et certains ont perdu beaucoup avec l’occupation russe, comme l’entreprise AgroGeneration (créée par Charles Beigbeder) dont les 30 000 ha sont exploités dans la province de Kharkiv. L’Institut OakLand [1]estime que 28% de la surface agricole ukrainienne non occupée est désormais aux mains d’oligarques ou de fonds étrangers. La firme leader du poulet Ukrainien (MHP) qui casse les marchés européens appartient à un oligarque notoire, Yuriy Kiosuk.[2]
La concurrence des produits agricoles hors UE se pose lors de chaque négociation d’accords de libre-échange, qui semble constituer l’alpha et l’oméga de la stratégie de l’UE. Visant soit-disant à exporter le modèle européen, et notamment à promouvoir les signes officiels de qualité (les AOP, IGP ou STG), et à ouvrir des marchés surtout aux services et à quelques produits industriels, la politique commerciale européenne va tous azimuts. En outre, l’objectif est désormais de s’assurer l’approvisionnement en minerais stratégiques pour la transition électrique en Europe (justification pour l’accord avec le Chili en particulier, notamment pour le lithium).
Vous avez aimé le CETA (avec le Canada), vous adorerez le récent accord avec la Nouvelle-Zélande, ou ceux en négociations avec l’Australie, le Chili, l’Inde ou le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay)[3]. A chaque fois, les produits agricoles, et tout spécialement ceux de l’élevage (lait et viandes) sont la monnaie d’échange dans les discussions mercantilistes. Et, quand elles sont abordées, les normes environnementales et sanitaires sont traitées très en dessous des niveaux européens, à l’exception des hormones de croissance. C’est tout le sens du débat sur les « mesures miroir » ou du « level playing ground » en anglais. Et bien évidemment, les agriculteurs européens ne comprennent absolument pas qu’on durcisse leurs normes de production tout en favorisant des importations avec des exigences minimales (en diminuant les droits à l’entrées et avec des contrôles quasi inexistants sur les quelques normes négociées).
Remise en cause des politiques françaises et européennes
Les revenus agricoles en France ont connu une embellie en 2021 et 2022, malgré la hausse des charges (énergie, engrais, tracteurs…) et grâce à la hausse des produits agricoles après le COVID. Mais cette embellie a brutalement pris fin en 2023, avec le reflux des prix agricoles et la baisse des aides de la PAC (Politique Agricole Commune). Or ces aides représentent en moyenne près de 80% du revenu courant avant impôt et charges sociales (RCAI) des exploitations agricoles en France. Et beaucoup plus pour les élevages de ruminants : le double du revenu des exploitations de bovins ou d’ovins viande en 2022 !
Infographie Alternatives Économiques/ 25-01-24
Ces montants peuvent paraître considérables (plus de 9 milliards € par an pour la « ferme France », à comparer avec la production agricole totale de 82 milliards € en 2021), mais cela résulte du changement radical de la PAC à partir de 1992 : fin du soutien par des prix garantis, remplacé par des aides directes, et ouverture au marché mondial, seulement limitée par des droits de douane qui peuvent être élevés (mais que l’UE négocie à la baisse dans le cadre d’accord de « libre-échange »).
Le budget de la PAC est toujours le 1er budget européen, environ 31% du total actuellement. Cela s’explique parce que l’agriculture est une des seules politiques communes réellement intégrées. C’est donc un enjeu essentiel des élections au Parlement Européen, qui auront lieu début juin 2024.
Ces aides directes posent en particulier 2 problèmes : celui de la répartition (essentiellement distribuées à l’hectare depuis le découplage de la décennie 2000) au profit des plus grandes fermes et celui de leur conditionnalité par rapport aux services rendus à la société, alimentaires, sanitaires et environnementaux.
Elles ont été de nouveau réformées en 2023, avec notamment l’introduction des « éco-régimes » (30% du montant), négociés pays par pays, et qui devaient permettre d’atteindre les objectifs du Pacte vert à l’horizon 2030. Or, les éco-régimes à la françaises avaient d’abord été retoqués par la Commission pour insuffisance d’ambition, notamment sur le Bio et la protection des prairies permanentes. Elles ont été revues, mais ne sont finalement pas très contraignantes.
Du coup, les aides pour les systèmes les plus vertueux (les fermes en Bio, l’élevage à l’herbe…) avaient été surestimées par rapport à ce qui a réellement été touché en 2023, car beaucoup plus de fermes que prévu ont pu partager une enveloppe fixée d’avance. Notamment les céréaliers, les viticulteurs etc. En conséquence, les premières estimations pour 2023 indiquent des baisses d’aides de 8 à 15% pour les fermes d’élevage herbivore par exemple.
Or ces fermes sont les premières touchées par les aléas climatiques de plus en plus nombreux et violents (sécheresse printemps-été en 2022, pluviométrie excédentaire en 2023…). Mais aussi par les aléas sanitaires : épisodes de grippe aviaire qui n’en finissent pas de se répéter, apparition d’une nouvelle maladie tropicale (la fièvre hémorragique épizootique ou MHE) qui entraîne des avortements et de l’anorexie l’été dernier dans le Sud… Et les aléas économiques qui s’enchaînent, avec des prix des intrants (énergie, engrais, matériel, taux d’intérêt…) qui restent élevés et des prix agricoles en baisse en 2023.
L’effet est encore décuplé pour les fermes Bio, dont le marché s’est effondré après la fin du Covid et l’inflation alimentaire qui a détourné nombre de consommateurs (baisse des ventes en volume de 9% en 2023). À tel point que par exemple, 30 à 40% du lait bio est actuellement vendu en conventionnel. Même chose pour les céréales…
Dans ces conditions, que le mouvement ait démarré dans le Sud-Ouest n’est pas étonnant : c’est une région où les fermes sont plutôt petites, souvent en polyélevage (avec des volailles) / polyculture, qui sont les plus affectées par le changement climatique et les épizooties. Alors, bien entendu, la Coordination Rurale qui est très présente dans cette région a rapidement pris le train en marche. Et la FNSEA a tenté de reprendre le contrôle… s’arrogeant un quasi-monopole de la négociation avec le Gouvernement et squattant les plateaux des médias. Il ne faut surtout pas oublier qu’on est à un an des élections aux Chambre d’agriculture, qui détermine tous les 6 ans les rapports de force entre les syndicats agricoles.
Des revenus extrêmement disparates en France, et les éleveurs d’herbivores au ras des pâquerettes !
2023 a été une année très dure après l’embellie de 2021 et 2022. Mais cette embellie n’avait pas été la même pour tous. Les céréaliers, les betteraviers ou les viticulteurs affichaient en 2022 des revenus moyens entre 66 et 90 k€ avant impôts et charges sociales par équivalent temps plein, et les éleveurs porcins 120 k€. À l’autre bout du spectre, les éleveurs de bovins viande ou d’ovins viande touchaient entre 20 et 25 k€ par ETP (équivalent temps plein non salarié).
Infographie Alternatives Économiques/ 25-01-24
Mais surtout les disparités au sein d’une même orientation de production restent également considérables. Ainsi, entre 2010 et 2022, les 10% de fermes les moins rentables ont perdu en moyenne 4,6 k€/an et par ETP (elles mangent leur capital) tandis que les 10% les plus profitables ont gagné 80,3 k€/an et par ETP selon une étude de Vincent Chatellier (INRAe)[4].
Les bonnes années, le grand sport est de défiscaliser ses revenus. Pour payer moins d’impôts (les résultats sont cependant lissés sur 3 ans), mais aussi pour diminuer le montant de ses cotisations sociales : retraite et santé versées à la Mutualité Sociale Agricole (MSA). Bien évidemment, cela se traduira à la retraite par des pensions très basses !
Cette défiscalisation se fait rarement dans des paradis fiscaux, mais essentiellement en investissant dans l’outil de production, bâtiment, cheptel mais surtout matériel agricole. Et ces investissements génèrent des emprunts… et des amortissements… qui pèsent lourd quand la conjoncture est moins favorable. En caricaturant, on pourrait dire : « les profits d’aujourd’hui font les tracteurs de demain et les difficultés économiques d’après-demain », et les conseillers de gestion n’y sont pas pour rien !
Sur 13 ans, selon l’étude de l’INRAe, les fermes d’élevage herbivore à viande restent scotchées à 21 k€/an/ETP avant impôts, celles de bovins lait ou de polyculture-polyélevage autour de 30 k€/an/ETP alors que les grandes cultures culminent à 56 k€/an/ETP.
Comment s’étonner dans ces conditions que l’élevage herbivore, beaucoup plus exigeant en main d’œuvre que les cultures, disparaissent, et avec lui les prairies, les haies, les mares… Bref, tout ce qu’on appelle les « infrastructures écologiques », propices à la biodiversité et au stockage du carbone. La baisse du cheptel bovin et ovin français est peut-être une bonne nouvelle pour les émissions de méthane… mais certainement pas pour la biodiversité. Comme la consommation française de viandes rouges ou de produits laitiers est quasi-stable sur longue période, cela aboutit aussi à des importations croissantes !
Les mesures du gouvernement pour répondre à la révolte paysanne…
…et celles qu’il n’a pas prises
Un des déclencheurs ayant été la volonté de diminuer la défiscalisation du gasoil agricole (le GNR), qui coûte 1,4 milliard € par an à l’État. Cette diminution devait être très progressive. Mais c’est l’inverse qui va se passer. Jusque-là, les agriculteurs étaient remboursés d’une partie des taxes sur le GNR en mai de l’année suivante. Désormais, la détaxation sera immédiate. Certes, le coût du gasoil est impactant pour des fermes de plus en plus mécanisées, mais il ne représente que 5% environ des charges totales (10% pour l’ensemble énergie + lubrifiants).
Autre mesure du Gouvernement, des indemnisations, notamment pour les aléas climatiques et sanitaires. Au total, 400 millions € ont été annoncés, soit en moyenne 1 k€ par ferme (ou 0,5 k€ par ETP). Ce n’est pas rien, mais cela ne va pas changer la situation économique des fermes les plus affectées…
Mais les mesures qui ont apporté le plus de baume au cœur de la rue de la Baume (siège parisien de la FNSEA dans le 8ème arrondissement), c’est tout ce qui concerne les normes administratives et environnementales. Et tout spécialement la « mise en pause » du plan Eco-Phyto visant la réduction de l’usage des produits phytosanitaires (herbicides, insecticides et fongicides).
Le FNSEA et son très médiatique président Arnaud Rousseau, également PDG d’AVRIL (comme Xavier Beulin l’était avant lui) exige l’arrêt de « la surtransposition » des normes européennes. La FNSEA vise tant l’arrêté « plan eau » de 2021 (autorisation des prélèvements), ou encore l’extension du zonage « zones humides », des zones de non-traitement phytosanitaire (les ZNT), ou encore l’obligation de non-retournement des prairies permanentes… Mais le syndicat majoritaire exige également la mise sous tutelle politique de l’ANSES, la généralisation des exonérations de charges patronales pour les travailleurs occasionnels…
Les études récentes montrent pourtant qu’il n’y a pas de surtransposition des règles européennes en France.
En revanche, il y a sans doute un vrai problème de surcharge administrative et de contrôles multiples des fermes, qui n’est d’ailleurs pas propre à l’agriculture. Tout militant de l’écologie que l’on soit, on ne peut pas l’ignorer. D’autant qu’il y a de moins en moins de main d’œuvre dans les fermes. On est face à un besoin criant de relève alors que 45% des agriculteurs devraient cesser leur activité d’ici 3 ans. Il existe de multiples freins à l’installation agricole. Le premier est le coût du capital à investir (en foncier, en bâtiment, en cheptel)… mais la charge administrative est aussi un frein très important (voir un documentaire récent comme « La ferme des Bertrand »[5]par exemple). D’autant que toutes les déclarations se font désormais sur Internet, pas facile quand l’internet est très lent comme dans beaucoup de milieux ruraux éloignés.
En revanche, aucune déclaration du Gouvernement sur les services publics de plus en plus déficients dans les zones rurales : disparition des écoles, des bureaux de poste, difficulté à trouver un médecin ou un dentiste…
Plans EcoPhyto : 15 ans d’échec malgré des millions dépensés
Le Gouvernement a promis une réflexion sur les normes, le raccourcissement des délais de recours face aux projets d’investissement… et surtout la mise en pause du programme Eco-Phyto[6].
Ce Plan en lui-même est un symbole des errements des pouvoirs publics en France, et pas seulement depuis l’élection de Macron ! Le 1er plan de réduction de l’usage des produits phytosanitaires date de 2008 à la suite du Grenelle de l’environnement. Il prévoyait alors une baisse des usages de moitié à l’horizon 2018 par rapport à 2009, 50% des fermes en certification environnementales en 2012 et 20% de surface en agriculture biologique en 2020. Et Macron lui-même s’était engagé à l’interdiction du glyphosate en 2019.
15 ans et plusieurs centaines de millions d’€ après, on en est aujourd’hui très, très loin. L’indicateur NODU (nombre de doses par unité hectare) des ventes de produits phytosanitaires en France a augmenté depuis 2009, selon le Ministère, même si la tendance semble à la baisse depuis le pic de 2018 (voir graphique avec les résultats provisoires pour 2021).
Évolution du NODU agricole (en millions d’ha traités 1 fois)
A partir des ventes de produits phytosanitaires pour tous les produits et toutes les cultures et de la dose prescrite à chaque traitement, le NODU estime le nombre d’hectares ayant fait l’objet d’un traitement (ainsi un ha traité 4 fois dans l’année à la dose prescrite comptera pour 4 ha).
Source : Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire[7]
Les versions successives (on en est au 4ème) du plan Eco-Phyto ne cessent de repousser les échéances, et la recherche sur des alternatives est toujours en cours. Le réseau DEPHY qui devait rassembler 5000 fermes expérimentant des méthodes pour réduire l’usage des phytos n’en compte plus que 3000. Pourtant, dans ce réseau de fermiers volontaires et motivés, on montre que des pratiques adaptées peuvent permettre d’atteindre les objectifs. Un rapport de la Cour des Comptes en 2020 et une Commission d’enquête parlementaire présidée par les députés Potier (PS) et Decrozailles (LREM) en 2023 font un bilan très négatif et formulent des recommandations intéressantes. Il ne faudrait pas mettre l’objectif sous le tapis sous prétexte qu’on n’y arrive pas !
C’est que la réduction de l’usage des phytosanitaires n’est pas d’abord un problème individuel, et il ne sert à rien d’accuser uniquement les « agriculteurs pollueurs ». C’est d’abord une responsabilité de tout l’environnement : des distributeurs et des prescripteurs (encore trop souvent les mêmes, même si c’est en théorie interdit), et aussi des transformateurs et des distributeurs, qui ne valorisent pas assez ces pratiques vertueuses.
Quand on voit le vote au Parlement Européen en novembre 2023 qui rejette l’objectif de -50% d’usage des pesticides, on se dit qu’on n’est pas au bout du chemin. Cet objectif du Green Deal semble bien renvoyé aux calendes grecques…
Pour le cas particulier du glyphosate, cet herbicide non sélectif reste très utilisé partout dans le monde, car peu coûteux. En France, son utilisation est toujours en hausse selon l’indicateur NODU de 2020. Ses défenseurs soulignent que c’est indispensable pour supprimer le labour (semis direct pour ne pas affecter la vie du sol, maintenir l’humus, les bactéries et les lombrics en particulier) et pouvoir semer derrière une culture intermédiaire couvrant les sols après récolte d’une céréale ou d’un oléagineux (engrais vert ou culture piège à nitrate – CIPAN). Il existe d’autres techniques, mais plus coûteuses et exigeantes en matériel, et insuffisamment diffusées aujourd’hui…
Pourtant, les agriculteurs sont les premières victimes de cet usage irraisonné de phytosanitaires. Les cohortes dites « AgriCan », l’étude la plus large au monde sur les cancers dans la population agricole menée par l’INSERM, montrent une fréquence beaucoup moins élevée de 14 types de cancers (poumon, larynx, anus, vessie…) mais à l’inverse une fréquence nettement plus élevée de lymphomes, et surtout la maladie de Waldenström, ainsi que des myélomes multiples. Les liens directs avec l’usage de produits phytosanitaires ou d’insecticides pour animaux ne sont jamais absolument prouvés, mais la corrélation avec ces usages est très forte comme le soulignent plusieurs publications internationales[8] . Il est tout aussi probable que les riverains paient un lourd tribut à ces épandages, surtout quand ils ne sont pas réalisés dans des conditions adéquates (absence de vent, utilisation de matériel de précision, distance d’épandage par rapport aux habitations et aux jardins…).
L’exemple de la réussite du plan Eco-Antibio indique une voie à suivre. Les utilisations d’antibiotiques en élevage ont ainsi été réduits de 52% entre 2013 et 2022. Pour les antibiotiques critiques pour la santé humaine, afin d’éviter l’antibiorésistance, les diminutions sont même de 90% depuis 2013 pour les céphalosporines et pour les fluoroquinolones. Cela montre que la mobilisation de toute la filière, des prescripteurs et distributeurs (les vétérinaires et les pharmaciens) jusqu’aux transformateurs, avec un appui décisif et continu des pouvoirs publics et de la recherche peut payer. Mais à quoi cela servira t’il si on importe davantage de produits carnés et laitiers de pays qui ne respectent pas ces normes ?
La question de la répartition de la valeur ajoutée agricole et alimentaire, et la justice pour les paysans
À la suite de l’élection de Macron, le gouvernement avait tenté de répondre aux revendications de juste revenu paysan par les lois Egalim à partir de 2018. Qu’il y ait eu nécessité de les renforcer ensuite par les lois Egalim 2 et 3 montre toute la difficulté de l’affaire. Il s’agit en particulier de partir du prix de revient agricole (coût de production corrigé des aides) pour établir les prix de vente à la transformation puis à la grande distribution.
Déjà, les références de prix de revient ont été l’objet de multiples polémiques au sein des Interprofessions par filière, vue la diversité des situations agricoles : fallait-il prendre la référence des 10% des producteurs les plus efficients, ou la médiane…
Ensuite, de nombreux acteurs de l’aval de la filière étaient très réticents, y compris les coopératives qui voulaient rester en dehors de la loi de par leur statut particulier. Et, parmi les transformateurs, les entreprises transnationales (comme Lactalis, Savencia, Bel pour ne citer que celles de la filière lait) ont commencé à faire du chantage à la délocalisation. Bien évidemment, les plus farouchement opposés ont été les centrales d’achat de la grande distribution. Quand, en plus, l’inflation alimentaire s’est durablement installée, à partir de la fin 2021 en France, la volonté politique s’est plutôt focalisée sur cette dernière en laissant tomber les objectifs des lois Egalim.
Même si le Ministre Bruno Le Maire se dit attentif aux négociations actuelles entre transformateurs et distributeurs, ceux-ci tentent désormais de négocier les prix au niveau Européen, avec des alliances comme EURECA (Espagne – Carrefour), EVEREST (Pays-Bas, Système U) ou EURELEC (Belgique, Leclerc) afin de s’exonérer des contraintes françaises. Par ailleurs, les produits exportés ne sont évidemment pas concernés par cette loi française.
La Loi Egalim avait aussi d’autres objectifs environnementaux (interdiction des néonicotinoïdes pour protéger les abeilles ; interdiction des épandages de phytos trop près des maisons…), de réduction drastique des plastiques (interdiction dans la restauration collective, des pailles, des touillettes…), d’amélioration du bien-être animal, et d’approvisionnement de la restauration collective.
Dans cette dernière, les pouvoirs publics (l’État ou les collectivités locales) ont largement la main, qu’il s’agisse de l’enseignement, la santé, l’armée… Pourtant, avec des budgets qui n’augmentent pas, l’objectif de 50% de produits durables au 1er janvier 2022 (locaux, sous signes officiels de qualité et dont 20% de bio) n’a pas été atteint lors d’une enquête du Ministère. Sur cet échantillon (représentant 13% du chiffre d’affaires de la restauration collective en France), l’approvisionnement en produits durable au sens Egalim en 2022 était de 23% et celui en produits Bio de 10,6%.
Ainsi, l’application concrète des Lois Egalim réclamée par les syndicats agricoles, mais toujours mis en avant par la Confédération Paysanne, n’a pas fait partie des engagements agricoles du Gouvernement !
Recul environnemental, négligence vis à vis des objectifs Egalim, acceptation d’accords de libre-échange à Bruxelles hier (Mexique, Nouvelle-Zélande, Chili) et peut-être demain (Mercosur, Australie…), tout cela n’augure vraiment de rien de bon pour l’agriculture paysanne, qui a bien des raisons de rester mobilisée ! Les mobilisations agricoles, un temps suspendues, pourraient rapidement reprendre, par exemple fin février à l’occasion du Salon de l’agriculture à Paris.
La politique agricole nous concerne toutes et tous, et il faudra bien aborder ces débats lors de la campagne pour les élections européennes de juin 2024, et comprendre les divergences de positions au sein de la gauche et de l’écologie en France.
[1] https://www.oaklandinstitute.org/guerre-spoliation-prise-controle-terres-agricoles-ukrainiennes
[2] Attention cependant à ne pas caricaturer l’agriculture ukrainienne. Les Agro-Holdings ne constituent qu’une face de la réalité. L’autre face est les quelques 5 millions de fermes d’autosubsistance ou vendant une part de leur production, qui fournissent aujoud’hui l’essentiel du lait et des fruits et légumes consommés dans le pays. Cela fera l’objet d’un article ultérieur.
[3] Voir par exemple l’étude d’impact récente sur le projet d’accord UE-Mercosur pour le groupe Greens/EFA au Parlement Européen : https://extranet.greens-efa.eu/public/media/file/1/8401
[4] https://www.sfer.asso.fr/source/seminaires-politiques-agricoles/presentations/2022_Rencontre_revenus_1_Chatellier.pdf
[5] Documentaire sur 50 ans de vie d’une ferme laitière dans les Hautes Alpes, fabricant du Reblochon AOC, réalisé par Gilles Perret et qui vient de sortir en salles début février 2024.
[6] https://www.alternatives-economiques.fr/dix-graphiques-comprendre-racines-de-colere-agricole/00109464
[7] https://agriculture.gouv.fr/indicateurs-des-ventes-de-produits-phytopharmaceutiques
[8] https://www.agrican.fr/publications