Restructuration de la filière lait de vache en France

Lactalis, un leader qui veut réduire sa collecte
Quel avenir pour la filière laitière française ?

Avec Gérard You
Ancien chef du Service Économie des Filière à ldele.
Il a en particulier dirigé des études sur les marchés européens et mondiaux des produits laitiers et sur la conjoncture laitière.

Séance du 12 novembre 2024
Synthèse par Philippe Chotteau et Jean Claude Guesdon

L’exposé de Gérard You

Les 2 paradoxes de la filière laitière française.

Télécharger la présentation de Gérard You

Le contexte laitier français au sein de l’UE est très particulier : depuis la fin des quotas en 2015, la production nationale de lait de vache a baissé (-7,4% entre 2015 et 2023) quand dans d’autres pays (Irlande, Pologne, Italie en particulier) elle progressait fortement. Cela tient au mode de gestion des quotas qui était très contraignant en France. Dès 2010, avec l’obligation (nationale) de mettre en place des contrats pour toutes les laiteries, on est passé de contraintes de volumes administrés à des contraintes contractuelles : les laiteries privées ont attribué à chaque producteur une référence en volume. Les coopératives, obligées de collecter tout le lait de leurs sociétaires, ont quant à elles pour la plupart mis en place des systèmes de double prix/double volume.

En outre, l’évolution divergente de la production laitière s’est poursuivie, voire même intensifiée depuis 15 ans. La dynamique de production a été très disparate selon les régions, avec un effondrement dans le Sud-Ouest ou en Poitou-Charentes, pour se concentrer dans une poignée de départements. La production a ainsi progressé en Bretagne (surtout en 35 et 44), dans une partie des Pays de la Loire (44 et53) et de la la Basse-Normandie (50 et 61), en Franche Comté (25 et 39), dans les Savoie…

Il y a un vrai paradoxe apparent : la production française baisse alors que la demande intérieure se maintient bien malgré l’inflation. Mais il faut être plus précis. La collecte en bio a fortement progressé (jusqu’à 5% de la production nationale en 2022), mais fait désormais face à une demande en berne. La collecte de laits transformés en fromages, beurre et crème AOP(13%) correspond bien à la demande, tant interne qu’externe. Pour le reste, le lait conventionnel est transformé majoritairement (61%) en produits de grande consommation (fromages, crèmes, ultrafrais, laits liquides), à 19% en beurres (dont une bonne partie à usage industriel) et à 19% en ingrédients secs (poudres de laits et de lactosérum). Ce sont ces derniers qui sont principalement exposés à la concurrence internationale et à la forte volatilité des prix.

Or les marchés internationaux ont été fortement affectés par la fermeture du marché russe en 2015, puis par les soubresauts climatiques et géopolitiques qui sont de plus en plus marqués.

Les importations équivalent à environ 1/3 de la demande intérieure (7 milliards de litres sur 21 milliards de litres équivalent lait), essentiellement depuis d’autres pays européens. Tandis que les exportations totalisent pratiquement 10 milliards de litres et mobilisent 40% de la collecte laitière française. Une bonne partie de ces exportations sont des fromages bien valorisés, mais un tiers sont des ingrédients secs sur les marchés mondial (y compris les poudres de lait infantile).

Les groupes privés (dont des leaders mondiaux) dominent la transformation laitière

Les coopératives collectent 55% du lait français, mais n’en transforment que 45%. Le reste est transformé par des entreprises privées : certaines sont des leaders mondiaux (Lactalis n°1, Savencia, Bel, Danone) ou par des acteurs régionaux comme Andros, Triballat, Fréchard, la SILL.

Là aussi c’est un paysage original en Europe, puisque les coopératives sont dominantes dans la plupart des pays du Nord de l’UE. Parmi les coopératives en France, le leader Sodiaal est présent sur tout le territoire, deux autres sont de grande taille (EURIAL et Laïta) et plusieurs acteurs sont sur un ou deux départements (MLC, Isigny-Ste Mère, L’Hermitage, Alsace Lait…). Certaines coopératives (LaitNAA, ULM, Unicoolait, …) ne font que collecter le lait et le revendent à des transformateurs privés.

Les 3 premiers collecteurs réalisent la moitié de la collecte et les 5 premiers les 2/3. Parmi les leaders français, 5 figurent dans les 25 premiers groupes à l’échelle mondiale, mais l’expansion de la demande mondiale ne s’adresse que peu à la production française. D’où la décision récente de restructuration et d’arrêt de 8% de sa collecte d’ici fin 2025 par le leader Lactalis.

Fini les volumes : à la recherche de la plus grande valorisation !

Depuis 2015, il y a eu peu de nouvelles usines construites en France : quelques tours de séchage, notamment pour le lait infantile (à Carhaix, à Isigny), une grande usine de transformation de mozzarella pour pizza (Herbignac, complétée par la rénovation de celle de Luçon)… Pour le reste il s’agit surtout de modernisation d’outils existants, à côté de la fermeture d’outils obsolètes ou dans des zones à forte déprise laitière.

Globalement, toutes les entreprises, coopératives ou non, ont cherché à concentrer leurs efforts sur les produits valorisant le lait, chacun dans ses spécialités, soit en produits de grande consommation (PGC : fromages, ultra-frais, crèmes…), soit en produits techniques (beurres de spécialité, laits infantiles, poudres de lactosérum pour la nutrition des sportifs ou médicale…) en privilégiant des contrats de vente de longue durée pour ces derniers. En revanche, chacun a cherché à limiter autant que possible les fabrications d’ingrédients dits de « commodité » (essentiellement poudres de lait écrémé et beurre cube), soumis à la volatilité des marchés internationaux.

Gérard nous a ensuite décrit le panorama des différentes entreprises, de leurs produits phares et des différentes stratégies.

La nouveauté, avec la sortie des quotas, a été la mise en place des Organisations de producteurs, voire d’AOP (Associations d’OP) qui négocient avec les entreprises privées. Depuis la mise en place en France de la Loi Egalim (qui a connu plusieurs versions depuis 2018), il existe des indicateurs de prix de production qui servent à étalonner les prix payés aux éleveurs. Les négociations apparaissent plus ou moins fluides selon les stratégies des entreprises. La décision récente de Lactalis s’inscrit aussi dans ce contexte de compétition intérieure.

 Ce que nous retenons des échanges

La France reste à ce jour largement excédentaire en protéines laitières, mais elle est devenue déficitaire en matière grasse. Elle est de plus soumise à un marché mondial des protéines laitières plus abondant que celui du beurre. Elle importe de plus en plus de beurre pour les IAA, faute de disponibilités, d’autant qu’elle exporte des volumes conséquents de beurre plaquette et de crème conditionnée, très appréciés et bien valorisés au grand export. Ces matières grasses importées en plus gros volume par la France font de plus en plus pression sur les prix dans l’Hexagone.

C’est dans ce contexte qu’intervient la décision de Lactalis de mettre fin à ses contrats de collecte auprès de 400 éleveurs.

Quelle dynamique de production pour les années à venir ?

Sur les perspectives à moyen terme de l’offre de lait par les producteurs français, Gérard You souligne la tendance lourde depuis la fin des quotas, et contrairement à beaucoup de pays en Europe, à la forte maitrise de la production et même de plus en plus dans de nombreuses régions à la raréfaction de la ressource. Cette maitrise de l’offre s’est accompagnée d’une forte restructuration, c’est-à-dire de forts agrandissement des étables et des surfaces d’exploitations, avec en contrepartie une difficulté à installer. L’inquiétude des entreprises sur l’avenir de la ressource est extrêmement variable : elle n’est visiblement pas la préoccupation de Lactalis, qui investit partout dans le monde !

Des échanges autour de la stratégie actuelle de Lactalis et du préavis de fin de contrat pour 400 producteurs

Cette décision unilatérale de Lactalis , prise brutalement et sans concertation avec les OP (organisations de producteurs constituées au sein de l’entreprise et coordonnées au sein d’une union d’OP-UNEL) est peu compréhensible pour les observateurs extérieurs à l’entreprise. Elle apparait comme une faute de communication ou une provocation inutile, en tous les cas nuisible pour les producteurs de lait . Certes depuis la fin des quotas, les contrats commerciaux passés entre les éleveurs et les entreprises privées sont de 5 ans avec un préavis de 1 an, ils restent donc négociables. Mais leur dénonciation brutale sans concertation a choqué et ne peut que renforcer les interrogations sur le maintien de la ressource à plus long terme. Pourtant, le dialogue avec les organisations de producteurs aurait pu conduire à des solutions négociées de transferts de producteurs entre entreprises aux stratégies et aux besoins différents. D’ailleurs, après l’émoi et la pression organisée sur ces producteurs, les solutions de « reprises des producteurs concernés », par des groupes privés ou des coopératives, semblent pouvoir être trouvées.

L’avenir dira si, pour les producteurs de Lactalis à qui on fait miroiter un possible meilleur prix du lait par une valorisation de proximité sur l’Hexagone plus qu’à l’international et pour les producteurs qui en auront été exclus, cette nouvelle donne offrira une meilleure rémunération.

Seule certitude, c’est la stratégie de renforcement de la marge et du résultat pour l’entreprise Lactalis qui est mise en œuvre aujourd’hui avec ces décisions.

La restructuration en œuvre côté production (un apport complémentaire de Christophe Perrot)

La forte revalorisation du lait conventionnel à partir de 2021 ne met pas fin au mouvement de céréalisation / méthanisation à partir du maïs dans de nombreuses exploitations souligne un intervenant. Même dans l’Ouest de la France, les exploitations s’agrandissent très vite en surface. Cela soulève la question du devenir de la collecte laitière en France

Christophe Perrot présente alors des observations sur la démographie des éleveurs et l’évolution des systèmes de production.

La vague démographique aux caractéristiques propres au secteur laitier, que l’on observait depuis quelques années est déjà passée pour partie souligne-t-il : la génération d’éleveurs nés en 1961-1966, installée en nombre relativement important dans les années 1980/1990, lors de la première phase des quotas laitiers, est déjà sur le départ. « La vague est haute mais pourrait être courte » dit-il et les éleveurs laitiers quittent le secteur dès qu’ils atteignent les 60 ans : 50 % des éleveurs laitiers devaient partir entre 2018 et 2027, mais 30 % sont déjà partis en 2023. Et ceci dans un contexte de hausse des prix du lait et des revenus, ce qui a largement favorisé l’agrandissement et les investissements chez les autres : de 2021 à 2023, les étables équipées de robot de traite sont passées de 13 à 19 %, et le salariat s’est développé. A côté de celles-ci, il y a aussi émergence significative de grandes exploitations à la française, 200 à 300 vaches sur des systèmes fatalement moins pâturant (cf. parcellaire français et taille d’atelier + effet robot) et avec des rendements laitiers plus élevés que la moyenne française qui est modérée et désormais inférieure à la moyenne de l’UE. Pendant ce temps, le taux d’arrêts des fermes de moins de 50 vaches laitières en plaine reste très élevé.

La politique mise en œuvre par Lactalis, cette exclusion de producteurs et cette volonté de réduire la collecte, prend en quelque sorte à contrepied cette stratégie de reconquête portée par une partie de la profession (regagner le milliard de litres [et même un peu plus] perdu depuis la fin des quotas en 2015). La société décide unilatéralement de diminuer sa collecte de 450 millions de litres (-9%) d’ici 2030 quand, dans un contexte nouveau, une dynamique de production émergeait, au moins dans les zones les plus favorables à la production laitière, ce qui accroît encore les contrastes territoriaux.

Avec ce coup de frein sur la production laitière française, quid de la sous-utilisation ou pas, des outils de transformation ?

En viande, est-il souligné, la question de la sous-utilisation des abattoirs et des outils de transformation, et donc celle des surcoûts, est posée derrière la moindre diminution de production. Qu’en est-il en lait ? Lactalis ne serait-il pas en train de se tirer une balle dans le pied ? Faute de pouvoir s’appuyer sur des études récentes, la réponse reste partielle. Non le repli structurel de la production enregistré ces dernières années et le repli programmé par Lactalis n’ont pas été accompagnés et ne semblent pas l’être à ce jour d’un mouvement de restructuration industrielle. Mais rappelons que Lactalis transforme plus de lait qu’il n’en collecte et que l’ajustement de sa collecte programmée ne se soldera pas par un repli équivalent de la collecte à l’échelle de la France.

Paradoxal ce signal de Lactalis,  ont souligné plusieurs intervenants : pourquoi cette entreprise lance-t-elle un signal négatif à ses producteurs, alors que d’autres s’inquiètent tant de leur approvisionnement à échéance de quelques années ?

Au final, le contexte français n’est-il pas favorable aux producteurs laitiers ?

Notre débat intervient dans un contexte médiatique et à l’occasion d’une forme de crise occasionnée par une décision sans précédent de rupture de contrat de la première entreprise de collecte en France. Mais pour un intervenant, globalement la situation n’est pas si mauvaise que cela ? Les prix payés aux producteurs sont élevés, et surtout plus stables que chez nos partenaires européens, les lois Egalim sont plus protectrices qu’ailleurs à l’égard des producteurs, la consommation intérieure résiste aux hausses des prix, même si certaines baisses en gamme et la crise sur le lait bio en montrent les limites… Cette stratégie de Lactalis, de se tourner plus que jamais vers une valorisation du lait sur l’Hexagone et l’UE, à partir de produits à forte valeur ajoutée, ne peut-elle pas à son tour consolider les prix et les revenus, et donc être un atout d’avenir pour les producteurs français ?

Notre intervenant ne peut évidemment pas répondre de manière simple à de telles interrogations ! Une issue si positive nécessiterait un fort alignement durable et peu probable « des planètes » ! La consommation a bien résisté, malgré l’inflation alimentaire récente, mais avec les limites de la montée en gamme. Dans notre marché ouvert au sein même de l’Europe, la concurrence prix sur les ingrédients industriels et les produits d’appel en grande distribution est forte et va se renforcer au fur et à mesure que nous aurons besoin d’acheter hors Hexagone. Le repli de la production pourrait conduire à une dégradation de la balance du commerce extérieur et au renforcement d’une concurrence prix. La consommation à domicile des ménages capte moins de 1 litre de lait sur 2 produits en France, en circuit GMS ou commerces spécialisés. L’autre moitié n’est pas soumise aux lois Egalim et à la logique « marche en avant » du prix de revient, parce qu’exportée, vendue en restauration hors domicile (RHD) ou utilisée par l’industrie agroalimentaire (IAA).

Cette séance n’a pas permis de traiter suffisamment des « effets pervers » des lois Egalim, soit la protection insuffisante qu’elles apportent dans un marché concurrentiel ouvert, ni de la situation et des perspectives de la production de lait bio. Autant de sujets à reprendre.

Une incidence américaine

Lactalis n’est pas seulement le premier collecteur/transformateur de lait en France, en ayant pris le contrôle de Parmalat, il est aussi le premier groupe de transformation de lait au Canada. A ce titre, cette entreprise française est la première bénéficiaire des contingents d’importation de produit laitiers, de fromages en particulier en provenance d’Europe, accordés aux entreprises dans le cadre de l’accord de libre-échange signé avec le Canada (CETA). Des contingents forts prisés semble-t-il !

Lactalis semble aussi montrer outre Atlantique un intérêt pour la production de « lait végétal », une activité dont il ne se réclame pas en Europe semble- t-il à ce jour ? Cette stratégie est -elle strictement réservée au continent américain ?

One thought on “Restructuration de la filière lait de vache en France

  • 8 janvier 2025 à 21h57
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    Je n’ai pas suivi cette séance, mais le compte-rendu reflète la patte toujours aussi claire et percutante de Jean Claude… bravo et merci

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