Agroécologie et satisfaction des besoins alimentaires :
Enjeux économiques et politiques
Avec Pierre-Marie Aubert
Coordonnateur de l’initiative « Politiques publiques pour l’agriculture européenne » à l’Iddri
Séance du 14 juin 2022
Synthèse par Michel Rieu
L’humanité se trouve obligée par des enjeux majeurs, schématiquement pour ce qui est de l’alimentation :
- Dans le respect des droits fondamentaux, assurer à chaque être humain une nourriture suffisante, abordable, de qualité,
- S’en tenir aux limites planétaires, aux rangs desquelles la lutte contre le changement climatique, le rétablissement de la biodiversité, la protection des océans…
L’actuelle Commission européenne a initié le Pacte vert, accompagné de « stratégies » comme « De la ferme à la table » et « Biodiversité », avec des objectifs ambitieux de réduction des émissions de GES, de baisse de l’utilisation des pesticides, de croissance de l’agriculture biologique…
Mais les tenants de la « vieille » agriculture et leurs lobbys ne désarment pas. Selon eux, une agriculture plus écologique ne produirait pas assez pour « nourrir le monde ». La guerre en Ukraine a été « instrumentalisée » pour faire suspendre l’application de certaines mesures de protection écologique, positions plutôt cyniques et aux effets plus idéologiques qu’effectifs sur la production.
La question est posée : peut-on satisfaire les besoins alimentaires avec une agriculture agroécologique ? Le Pacte vert européen va-t-il dans le bon sens ? Comment articuler les scénarios de transformation agroécologique des modes de production et les changements nécessaires des politiques agricoles et commerciales ?
Pierre-Marie Aubert coordonne l’initiative « Politiques publiques pour l’agriculture européenne » à l’Iddri (Institut du Développement Durable et des Relations Internationales). Il élabore des scénarios fondés sur le changement écologique de l’agriculture et l’alimentation. Il observe et conseille des responsables politiques dans la mise en œuvre des changements.
Présentation de Pierre-Marie Aubert
Pour télécharger la présentation, cliquer ici.
Une partie des diapositives est en anglais en raison de multiples présentations internationales. Les grands traits de la présentation sont donnés ci-dessous.
Les objectifs de la stratégie de la Ferme à la Table (F2F)
La stratégie de la Commission « De la ferme à la table » (ou Farm to Fork, F2F) a des objectifs ambitieux, mais incontournables pour atteindre la résilience et la durabilité du système alimentaire européen.
Les exemples de l’azote et de l’alimentation animale illustrent bien les changements nécessaires et possibles.
- L’UE est dépendante des importations d’azote pour 20 à 25%. Son premier fournisseur est la Russie. On épand en moyenne plus que nécessaire conduisant à des pertes dans le milieu, en particulier dans des régions d’élevage et de grandes cultures.
- L’alimentation animale utilise la majeure partie des céréales (2/3 du total) et encore plus des oléagineux (plus de 80%). L’UE connaît un déficit extérieur croissant pour les principaux nutriments, de près de 25% pour les protéines et de 5% pour les calories. L’Ukraine est devenu un fournisseur majeur. Les fermes européennes sont peu autonomes en alimentation animale, dépendant pour les 2/3 des achats extérieurs.
Le régime alimentaire des Européens contient trop de protéines animales. De nombreuses études et scénarios s’accordent sur les nécessaires changements des modèles de production et de consommation des aliments d’origine animale, la réduction des pertes et gaspillages, la réduction des inputs à l’échelle des fermes et des territoires.
Faible support politique à la stratégie F2F
Mais l’accouchement de la F2F a été laborieux et le support politique dont elle bénéficie est faible. Les réticences s’appuient sur des modélisations qui soulignent trois risques : réduction de la production, baisse du revenu des agriculteurs et perte d’emplois, hausse du prix de l’alimentation pour les consommateurs les plus pauvres.
Les modèles d’équilibre de la biomasse, qui sont robustes pour appréhender les questions environnementales, montrent que l’on peut atteindre les équilibres avec des pratiques agroécologiques. Mais ça coince du côté économique et donc politique. Les évaluations économiques de la F2F sur lesquels s’appuient les opposants aux changements sont faites avec des modèles d’équilibre général qui ne sont pas applicables à ces changements, quelles que soient les intentions des auteurs. Les modèles de marché sont faits pour évaluer l’impact de changement mineurs dans une logique donnée. Ils ne peuvent pas servir à évaluer un changement de système.
L’USDA (Département de l’agriculture des USA) a « tiré » le premier pour critiquer F2F et ses conclusions ont été largement reprises. Ses approches n’incorporent pas de changement de la demande dans l’UE. Ils tablent sur l’absence d’innovations liées aux changements de pratiques, alors qu’ils maintiennent des hausses significatives de rendements dans les pratiques actuellement dominantes. De plus, dans leur extrapolation mondiale, les auteurs ont fait comme si les préconisations européennes avaient s’appliquer partout avec les mêmes effets, alors que les contextes sont si différents.
En réalité, les rendements des cultures ont déjà atteint leur limite supérieure dans de nombreux pays. Ils stagnent depuis plusieurs années et ont parfois commencer à baisser. Ainsi, la simplification des paysages a un effet négatif sur les populations d’insectes, donc sur la pollinisation et l’efficacité de la production.
Approches alternatives : buts réalistes, mais exigeants
Les hypothèses du scénario TYFA (Asca + Iddri) sont en ligne avec celles de F2F :
- Bouclage du cycle de l’azote,
- Élimination progressive des pesticides,
- 10% de surfaces d’intérêt écologique
- Systèmes d’élevage résilients
- Régimes alimentaires sains et équilibrés
Il en résulte que le changement des régimes, les nouvelles stratégies d’alimentation animales, et l’augmentation des sources protéiques européennes permettent de plus que compenser les baisses de production.
L’Iddri, avec ASCA et Le Basic, ont couplé l’établissement des nouveaux équilibres physiques avec les effets socio-économiques pour trouver des compromis et élaborer un projet de « Transition Juste ». Ils ont évalué les conséquences du modèle biophysique sur la dynamique des filières, de la production à la consommation et estimé des conséquences en termes :
- D’emplois et revenus agricoles
- Emplois agro-alimentaires
- Coût et qualité de l’alimentation
Deux scénarios socio-économiques contrastés ont été comparés pour la mise en œuvre de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) appliquée au secteur laitier et à celui des grandes cultures. Le scénario de « Transition juste » appelé de « Recompositions socio-territoriales » fait l’hypothèse de changements de modèles agricoles et alimentaires conformes à TYFA. Le scénario « France duale » applique la SNBC tout en maintenant l’essentiel des pratiques actuelles (lien vers le rapport donnant les détails « Vers une transition juste des systèmes alimentaires : enjeux et leviers politiques pour la France »).
Dans le secteur laitier, avec l’évolution des modèles de production entre 2015 et 2030, le scénario de « Transition juste » voit disparaître 37% des exploitations, quand ce taux atteint 57% pour le scénario « France duale ». Le premier scénario réduit la part des grandes commodités (beurre et poudre de lait) dans le mix produit quand le second les accroît par rapport à la situation de départ.
Les objectifs de modélisation (de type « Transition juste », ou sauvegardant le maximum d’emplois, ou de type « Modèle danois ») permettent de mettre en œuvre la SNBC avec des impacts sensiblement différents sur des indicateurs variés (emplois agricoles ou industriels, production, atténuation du changement climatique et biodiversité) montrant bien que les choix politiques sont affaire de compromis. Pour choisir « la moins mauvaise » combinaison d’impacts. Mais on constate qu’il est difficile de maintenir le nombre d’emplois agricoles et de fermes à l’horizon 2030 (scénario Confédération Paysanne). Ce qui pourrait marcher c’est de combiner avec la transformation à la ferme, induisant la baisse des emploi dans l’industrie alimentaire.
En jouant sur deux facteurs, réduction de la part des produits carnés dans le panier d’achat et réduction des pertes et gaspillages, on peut accroître la part des produits bio accessibles à surcoût plus faible, y compris aux ménages à revenus plus limités.
En conclusions
- La transition est à coconstruire pour obtenir le meilleur compris et en considérant que c’est l’ensemble du système qui doit changer : offre-demande-organisation des marchés
- La transition de l’offre doit être accompagnée techniquement pour offrir des itinéraires robustes aux exploitants, en réduisant les risque des investissements de transition et en gérant la sortie des actifs échoués, en tenant compte des enjeux sur l’installation et le renouvellement des générations
- Le projet doit être européen pour une politique agricole commune et en pesant du poids du premier marché alimentaire pour faire évoluer le commerce mondial
- Redéfinir l’agriculture et le système alimentaire en conciliant la création d’emplois « porteurs de sens », la production de biens et services écosystémiques… et certains impératifs de compétitivité.
En cours d’élaboration à la Commission pour fin 2023 : « Proposition d’un cadre législatif pour des systèmes alimentaires durables ». Discussion interne à la Commission : ce cadre sera-t-il contraignant pour la PAC et donnera-t-il un cadre de référence sur les pratiques alimentaires durables, dans les dimensions social, santé, environnement ?
Discussion
Question : vous parlez d’une nécessaire réduction du cheptel pou baisser les besoins en alimentation animale et une agriculture plus sobre. Comment on maintient les prairies ? Faut-il réduire le cheptel bovin, moins consommateur d’importations ? Peut-on réduire la consommation d’engrais de synthèse sans fertilisation animale ?
Réponse PMA : pour boucler les cycles, il faut favoriser les ruminants sur les monogastriques. Il faut maintenir les prairies et les redéployer, ce qui suppose quand une baisse des ruminants. Les prairies permanentes ne sont pas pourvoyeur d’azote, car fertilisées et surtout valorisées en allaitant sans retour à l’étable ou retour limité. Il faut des prairies plus extensives et avec plus de retour à l’étable. Pour mobiliser les déjections, il faut rapprocher cultures et élevage. Mais relocaliser, pas si simple. Option, méthaniser les prairies ou y mettre des ruminants ? Les monogastriques ne créent pas d’azote et de phosphore. Au mieux, ils les transforment et les rendent plus faciles à utiliser.
Q : On constate l’accélération de la fuite démographique, en particulier dans l’élevage. On va vers l’hyperspécialisation et l’intensification. Comment inverser la tendance ?
Les productions animales stagnent ou baissent dans la plupart des pays de l’UE, augmentent dans quelques-uns, partout avec forte concentration des structures. En matière de viande, le mot d’ordre de la société est « moins et mieux ». On constate plutôt « Moins et pire », la consommation baisse, mais les modèles de production sont moins vertueux socialement et environnementalement. Des systèmes plus simples, avec travailleurs précarisés, détachés. Donc, la baisse de consommation n’est pas vertueuse en elle-même.
Q : Le protectionnisme vert : comment rester compétitif ? On ne peut pas être vertueux tous seuls ? Inciter par les taxes ?
Ne pas mettre en concurrence la production vertueuse avec des importations qui ne le sont pas. Taxes et mesures-miroirs ? Mais plein de gens n’en veulent pas (DG Trade, DG Agri, céréaliers, entreprises laitières…). Sans parler des exportations industrielles (voitures allemandes).
Q : Qui sont les commanditaires des études de Wageningen et de Kiel ?
Etude de Wageningen est financée par CropLife (lobby représentant le secteur de la protection des cultures et la biotechnologie végétale). Mais sans accorder plus d’importance à cela, les résultats sont conformes à ce que sait faire le modèle avec ses hypothèses, d’ailleurs assez peu transparentes.
Q : Évolution de l’équilibre cheptel laitier/cheptel allaitant ?
Dans la modélisation, on table sur des modèles mixtes, des vaches qui rentrent à l’étable, coproduction lait/viande. Donc moins de lait avec extensification, mais la consommation de viande bovine se maintient. Ou on peut en exporter plus. Transition de l’élevage allaitant déjà en difficulté.
Q : le raisonnement systémique a du mal à s’imposer, y compris du côté de la modélisation. Mais comment on s’y prend pour induire une transformation du système, avec des enjeux importants et des capacités de décision importantes ? Est-ce qu’on va vers ça du côté de la Commission ?
La DG Agri a fini par défendre la F2F et a cherché des alliés (Iddri !). Nécessité de publier dans des revues à lecture par les pairs. Etude à sortir dans Global Food Security.
Q : Si c’est plus durable, c’est moins compétitif !
Deux éléments de réponse :
- La baisse des intrants compense la hausse de la main-d’œuvre ? Pas ce que disent les données RICA
- Industrie : perte de compétitivité (effet masse, automatisation…), mais aussi dû à la matière première pas chère en UE en raison de la PAC. Agriculture plus agroécologique suppose de démassifier et déstandardiser l’industrie alimentaire. D’où questions surtout sur l’industrie.
Q : La place du bio ? Saturation dans le secteur laitier ! Baisse pouvoir d’achat va bloquer aussi. Paradoxe de fixer des objectifs élevés en bio, si ça ne correspond pas au marché.
L’objectif de 25% de bio est politique et biophysique. C’est moins la capacité d’absorption du marché qui est posée que celle de la cohérence avec la baisse des pesticides. Il y a problème si on s’en remet au marché. C’est un choix politique.
Q : Problème de la logistique et de la coordination entre production et demande dans les territoires. Cohérence entre les PAT (Projets alimentaires Territoriaux) et les politiques nationale et européenne, ou avec les PCAET (Plan Climat Energie Territoriaux). Les plans à l’échelle territoriale connaissent-ils suffisamment la stratégie F2F ?
Comment on s’y prend pour transformer un « système ». Par quel bout on le prend ? La PAC, outil puissant par la masse financière en jeu, est-elle adaptée à une transformation systémique ? N’est-elle pas plutôt un empilement de mesures, voir en particulier le PSN français ? Comment articuler les différents plans et projets, par exemple territoriaux, pour aller « dans le bon sens » ?
La gouvernance du changement : l’élaboration de la politique agricole présente un niveau exceptionnel de codécision par rapport aux autres secteurs économiques, d’autant plus si on tient compte de son poids démographique et économique. Dans ce contexte, le levier PAC (Commission et COPA-COGECA décidant ensemble ou presque) peut difficilement générer du changement. Quelles sont les fenêtres d’opportunité pour bouger le système et par quoi on commence ?
Première fenêtre, le projet Système Alimentaire Durable (inclus dans F2F) a été imposé à tout le monde, avec leadership à DG Santé et DG Envi plutôt que DG Agri. La suite, c’est la perspective que la PAC soit subordonnée à d’autres politiques avec des objectifs extrinsèques et donc que les acteurs de la décision soient différents.
Autre fenêtre, la DG Climat croit pouvoir faire plier tout le monde. La stratégie long terme de l’UE (2018) ne dit rien sur l’agriculture. Cela pourrait évoluer avec la révisons de Contributions déterminées au niveau national (CDN), qui représentent les engagements pris dans les COP. Mais quel est le poids de cette DG au sein de la Commission ? Et son expertise limitée pourrait conduire sur des mauvaises pistes.
Les collectivités territoriales pourraient peser davantage, en faisant part de leurs expériences (appro, foncier…). Mais ont-elles l’envie et la capacité de peser ?
L’argent de la PAC est bien sûr un gros levier. Il n’existe pas de politique agro-industrielle, ni en France, encore en UE. Quel pourrait être son financement ?
Suites au débat
Ces approches « théoriques » et de modélisation devraient être croisées avec expériences de terrain des réseaux des collectivités territoriales : elles ont parfois des difficultés à trouver les « bons produits », y compris pour des raisons logistiques ou le manque d’intermédiaires (négoce et transformation). On peut donc poursuivre les réflexions de MARS sur les plans alimentaires territoriaux. Dans ce cadre, Egalim, qu’est-ce que ça apporte ? Au plus près des réalités aussi, des projets européens apportent des données sur des types d’exploitation intéressantes (ex. Eurodairy).
Pourquoi rien ne change ? L’analyse systémique montre qu’il faut changer à tous les niveaux, relevant le niveau du défi. Par quoi on commence ? L’élargissement au système alimentaire est important. Ça doit changer aussi autour de l’exploitation. Ça pose la question des politiques publiques autres que celles portant sur l’exploitation.
Des signes persistants de baisse du cheptel bovin : en France, plan néerlandais, augmentation des coûts, mouvements d’animaux vivants… La baisse de consommation pourrait résulter de la baisse de l’offre plus que de choix de nutrition. Et des interrogations sur les systèmes de ruminants valorisant les prairies tout en fournissant du fumier. Comment ça marche en réalité ?