Les manifestations paysannes vue par un paysan retraité

Comment je vois les manifestations paysannes de janvier 2024

Par Jean Yves Penn
Jeune retraité paysan de Bretagne… et sympathisant de MARS

Si en France la majorité des agriculteurs sont retournés dans leurs fermes, ce n’est pas le cas partout en Europe et la contestation n’est pas calmée, tant les revendications sont divergentes selon les régions, les productions, les marchés et les obédiences syndicales.

Partout où elle s’est exprimée, la contestation paysanne a fait preuve d’une remarquable organisation et les pouvoirs publics ont pu négocier (céder ?) avec des interlocuteurs très au fait de ce qu’il est possible d’obtenir, de la démonstration de force mise en œuvre et des limites de l’acceptabilité de ce mouvement par le grand public. Le gouvernement et l’Europe ont ainsi cédé sur presque tout, quitte à renier les fondamentaux en matière d’environnement et de santé publique sur l’usage des pesticides.

Une agriculture encadrée par l’Europe…

Nul ne contestera le bien fondé de certaines revendications comme la simplification administrative, l’obligation de respecter des normes, des dates de travaux agricoles, des comptes à rendre sur tout… C’est oublier que l’agriculture est une politique presque totalement encadrée par l’Europe. Sans les soutiens Européens, nos produits, soumis aux lois du marché, ne rémunéreraient pas nos paysans. Ils le savent bien. Pour de nombreuses productions, le revenu dégagé par l’exploitation agricole est inférieur aux aides, particulièrement en viande bovine, ou juste égal. Ça ne veut pas dire que la production ou le travail de l’agriculteur ne vaut rien, il s’agit plus de dire que le contrat qui lie le paysan au consommateur via l’état et l’Europe est mal compris et mal admis. Comment faire admettre au paysan, véritable entrepreneur et investisseur libéral et laborieux, qu’il doit assumer tous les risques de sa profession (météo, marchés, aléas, pertes, manque de reconnaissance du public …) mais aussi subir constamment le dictat de la règlementation ?

Pour les paysans européens, le marché communautaire est une aubaine de 450 millions de consommateurs et d’échanges sur la même devise pour la grande majorité des pays. Il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour une harmonie complète entre pays membres et notre attachement aux valeurs démocratiques devraient nous permettre d’espérer.

Mais la FNSEA aux commandes

Pour autant, aussi loin qu’on s’en souvienne, l’alliance syndicale majoritaire (FNSEA et JA) a toujours été aux commandes et a toujours su imposer ses points de vue aux différents gouvernements et à l’Europe. Aidé par le poids de l’agro-alimentaire et de toutes les activités et services gravitant autour de l’agriculture, le monde agricole a pesé lourd dans les décisions politiques. La fuite en avant vers un agrandissement infini de la taille des exploitations en est une des conséquences encouragées par une massification de la production et une réduction des points de collecte. Les organisations agricoles ont largement participé à la mise en place des mesures qu’ils dénoncent aujourd’hui. Les contrôles, jugés abusifs par la profession, ne sont que la contrepartie normale des aides financières réclamées par les paysans pour palier aux surcoûts, aux contraintes environnementales ou des baisses de production. À noter que le monde agricole dans sa majorité considère le respect de l’environnement et de la biodiversité comme une entrave à la pratique du métier. Il faudra pourtant bien admettre, en urgence, que nos pratiques doivent évoluer dans un monde qui change socialement et dans lequel le climat est l’enjeu majeur pour les générations à venir.

Dans les prochaines années, la moitié des agriculteurs vont prendre leur (maigre) retraite. En majorité, les fermes n’ont pas de repreneurs familiaux et iront agrandir la ferme voisine. L’illusion serait de croire qu’augmenter les volumes produits permettra de conforter le revenu, c’est faux car quand on produit à perte, plus on produit plus on perd. Nous l’avons trop vu dans notre voisinage : l’option agrandissement est séduisante, bien gérée elle donne de bons résultats économiques, elle entraîne systématiquement de nouveaux investissements et une charge de travail proportionnelle… Mais le revenu ne suit pas, l’agriculteur travaille pour sa coopérative, son banquier et ses fournisseurs. Il n’y a, en réalité, pas plus de richesses produites, seulement les apparences de la richesse : une belle étable aux normes, d’immenses hangars de stockage, des ateliers à matériels neufs dont de beaux tracteurs surpuissants (construits à l’étranger), ceux-là même qui ont défilé sur les autoroutes !

Un autre modèle qui fait ses preuves

L’agriculture et les paysans ont pourtant tous les atouts pour proposer des solutions. Les techniques existent pour produire moins cher, pour se dédouaner de la dépendance aux engrais et aux importations de soja, pour réduire la mécanisation du travail du sol et l’utilisation d’énergies fossiles… Nous devons reconsidérer le sol comme du vivant et stocker le carbone sous forme de matière organique, produire ce dont notre population a besoin plutôt que d’importer ou d’exporter, faire valoir la multifonctionnalité de notre activité par ses impacts sur la qualité de l’eau, de l’air, la beauté des paysages, la biodiversité, les relations avec les pêcheurs, chasseurs et promeneurs…

Dans nos réseaux de fermes, économes en intrants et respectueuses de l’environnement, nous avons su, quelles que soient les productions et les régions, trouver et mettre en place des modes de production rémunérateurs, vertueux et peu exigeants en charge de travail. Nos fermes, lorsqu’elles sont moyennes à petites, emploient plus de monde à surface égale et participent à la revitalisation des territoires ruraux par le maintien des services, commerces, associations. Et surtout, elles sont plébiscitées par le commerce de proximité et les consommateurs.

Mieux, nos fermes trouvent preneurs au moment de la retraite car le capital de reprise est faible et les cédants mettent un point d’honneur à ce que la ferme continue à vivre.

Toutes les organisations agricoles (chambres d’agricultures, CIVAM, CETA, GAB, instituts techniques, INRAe, centres de gestion, …) ont dans leurs réseaux des fermes de références et des résultats publiés et disponibles pour tous. Notre grande force, en agriculture, est d’avoir toujours su partager nos expériences et nos résultats. Nous l’avons fait quand la population manquait de nourriture au sortir de la guerre et nous avons utilisé toutes les connaissances et les moyens disponibles suivant les époques et les volontés politiques.

Malgré les nombreuses références produites et partagées, le monde agricole est réticent à s’engager dans des changements profonds de son modèle. L’adhésion à un modèle intensif et technologique, encouragé par une foi immodérée dans un système libéral et sans contrainte, a largement contribué à un rejet massif par la profession d’un nouveau modèle. L’appartenance à un groupe et sa reconnaissance dans ce groupe est un frein non négligeable au changement, sortir du groupe c’est aussi reconnaître que les méthodes passées ne nous conviennent plus et donc se mettre en opposition avec ses pairs. L’adoption de pratiques plus respectueuses de l’environnement, des nouvelles données liées au changement climatiques et l’instauration d’un rapport serein à la société n’est pas leur priorité alors que c’est un enjeu majeur pour les générations futures. De plus, l’imaginaire collectif que la société d’aujourd’hui a du monde paysan ne correspond pas au récit agricole actuel.

Les nouvelles méthodes de travail et les choix fondamentaux de production et de commercialisation qui en découlent doivent, entre autres solutions, être plus largement étudiées par les agriculteurs, les porteurs de projet et les étudiants agricoles. Pour séduire le monde paysan, ils doivent aussi être portés par les pouvoirs publics et avoir l’aval de toutes les filières.

Aujourd’hui il est temps de repenser l’approvisionnement alimentaire de la population sur de nouvelles bases. Cela nécessitera une décision apaisée et la définition d’un cap clair à long terme, en adéquation avec les rythmes longs des cycles agricoles et du vivant.

Jean Yves Penn, jeune retraité et ancien éleveur laitier.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *