Crise agricole : une autre voie ?

Une autre agriculture est-elle encore possible ?

André Neveu, le 18 février 2024

Les récentes manifestations d’agriculteurs ne sont pas seulement une de ces poussées de fièvre comme en connait le monde agricole depuis les années 1960. Elles ne sont pas non plus la conséquence des habituelles difficultés sectorielles qui peuvent être traitées au cas par cas. Il s’agit d’un malaise beaucoup plus profond qui résulte de l’inadaptation croissante d’une grande partie de l’agriculture française et européenne, au contexte économique actuel et surtout futur.

Depuis les lois d’orientation de 1960-1962 et en dépit de la réforme de 1991, l’objectif assigné aux agriculteurs a toujours été inchangé : il faut produire plus. Et les moyens proposés pour atteindre cet objectif sont eux aussi toujours les mêmes : se spécialiser, s’agrandir et augmenter ses rendements par hectare ou par tête de bétail. Les pouvoirs publics français comme européens se sont, en permanence, employés à favoriser cette évolution par une législation adaptée et des aides budgétaires conséquentes. Et le complexe recherche/développement/enseignement/vulgarisation a accompagné ce mot d’ordre pendant des décennies.

Rien d’étonnant donc à constater que les agriculteurs ont suivi la voie qui leur était recommandée, parfois même imposée par les coopératives et le système bancaire. Pour cela, ils ont massivement investi, souvent en s’endettant au-delà du raisonnable. Certes, pendant longtemps, ceux qui ont pu surmonter toutes les embuches, s’en sont félicités. Malheureusement, il s’avère aujourd’hui de plus en plus évident qu’il s’agit d’une impasse d’où la plupart des agriculteurs ne peuvent sortir.

Pourquoi le processus antérieur s’est grippé ?

1. L’agriculture française est soumise aux lois des marchés européens et internationaux qui leur sont de plus en plus défavorables. Ses coûts de production demeurent élevés, ses concurrents sont parfois plus agressifs, les marchés plus volatils et la spéculation a fait son apparition sur les marchés internationaux.

2. L’ensemble du système agro-industriel amont et aval a participé activement à ce processus. Il en a d’ailleurs largement profité lui aussi et son développement a été parallèle à celui de la production agricole. Or à court terme, son intérêt est que rien ne change. Il s’y emploie activement.

3. Il est très difficile, voire impossible, pour un chef d’exploitation de changer un système de production qui a été perfectionné au fil des années et qui ne laisse aucune porte de sortie. Il est vrai que les solutions techniques comme celles proposées par l’agroécologie pour modifier en profondeur les systèmes de production, sont loin d’être au point. Elles ne constituent pas encore un cadre cohérent et elles seront très certainement complexes à mettre en application. Quand elles le sont, comme dans le secteur laitier du grand Ouest, avec le retour à des système plus herbagers et plus autonomes, elles ont du mal à se diffuser tant les normes intensives et productivistes s’imposent dans un environnement bien verrouillé.

4. L’équilibre financier de nombreuses exploitations repose sur les aides de la PAC qui favorisent les grandes exploitations au dépend des petites. Car les primes sont calculées par hectare cultivées, d’où un avantage pour les grandes structures. Mais l’introduction de critères environnementaux pour l’accès aux aides, est perçue comme une menace insupportable, surtout si les réformes plus contraignantes proposées dans le green deal venaient à s’appliquer.

L’hétérogénéité, autre frein au changement

Il est sûr que la grande diversité de l’agriculture française ne favorise pas l’accès à des solutions viables pour tous.

En effet, une fraction non négligeable des agriculteurs continue de dégager de bons revenus (et même excellents en 2021 et 2022). C’est le cas des producteurs de grandes cultures du nord de la Loire, de nombreux viticulteurs, en Champagne, Alsace, Bourgogne, vallée de la Loire ou Provence, des producteurs de porcs, au moins lorsque les chinois importent massivement. Une bonne organisation des producteurs, avec des règles strictes et une appellation reconnue, assure également des résultats corrects aux producteurs de fromage de Beaufort, Comté ou Reblochon… D’ailleurs, ces derniers ne demandent pas moins de normes, ils s’en imposent au contraire.

A l’inverse ceux qui exploitent de petites ou moyennes exploitations sur des terres médiocres ou trop sèches, les producteurs de viande bovine ou ovine, certains viticulteurs, ne dégagent que des revenus médiocres ou ne survivent que grâce aux aides de la PAC. De même ceux qui ont fait le choix de l’agriculture biologique sont aujourd’hui confrontés à une grave crise dont on voit mal comment ils peuvent sortir. Certains n’ont même plus de marché et sont contraints de livrer leur production sans bénéficier d’aucune plus-value. Si la situation se prolonge, ils devront abandonner l’agriculture biologique et peut-être même l’agriculture tout court.

Une situation bloquée

Cette grande diversité des terroirs, des productions et de la taille des exploitations, mais aussi l’existence de situations qui sont encore privilégiées, et même de plus en plus, compliquent évidemment toute transformation en profondeur des systèmes de production. Trop de chefs d’exploitations continuent d’avoir intérêt à conserver le plus longtemps possible la situation présente. Ils s’opposent donc à toute mesure de nature à la remettre en question. Ils veulent continuer de gérer leurs exploitations en utilisant les quantités d’engrais et de produits phytosanitaires qu’ils jugent nécessaires. Ils sont peu enclins à introduire de nouvelles cultures comme le sorgho ou les légumineuses car elles compliquent leur travail et elles n’offrent pas des marges unitaires suffisantes.

Le recours à l’irrigation est emblématique de ce repli du monde agricole sur ses propres problèmes. On sait que l’agriculture intensive a besoin de beaucoup d’eau. Or la répétition des sécheresses et des canicules pendant la période végétative est fatale aux rendements des cultures. L’irrigation apparait donc comme la seule solution pour remédier à ce manque d’eau. Mais, dans ce domaine, le monde agricole n’est pas très partageux, ni un adepte de la sobriété, lorsque ses intérêts sont en jeu[1]. Même la présence de pesticides dangereux dans les nappes phréatiques ne le préoccupe guère. D’où des conflits à répétition avec les défenseurs de la nature, les associations de consommateurs et, à terme, avec tous les autres utilisateurs d’eau qui eux aussi considèrent qu’ils ont des besoins prioritaires à satisfaire.

Cette fuite en avant se manifeste aussi par le souci d’accroitre sans cesse la taille des exploitations. Inimaginable il y a encore peu d’années, les exploitations de plus de 1 000 hectares ne sont plus des exceptions. Certes, la législation a toujours été favorable à l’agrandissement des exploitations, mais seulement dans certaines limites que la multiplication des sociétés foncières permet de contourner sans difficulté. Néanmoins ces tailles, quoique largement agrandies, ne permettent pourtant pas aux chefs d’exploitations, et ne leur permettront jamais, de rivaliser avec les entreprises gigantesques du Brésil, d’Ukraine ou de Russie, à peine avec celles des États-Unis. Et leur dimension complique toujours plus l’installation de nouveaux agriculteurs.

Dans ce contexte, la protection de l’environnement, la réduction de l’émission de gaz à effet de serre ou la préservation de la biodiversité sont ignorées ou restent des vœux pieux, jusqu’ici sans grandes conséquences sur la gestion courante des exploitations.

Quelques petites avancées néanmoins

Sentant le danger et incapables de se confronter aux grandes structures, un certain nombre de chefs d’exploitation ont déjà adopté de nouvelles pratiques. Par exemple, des éleveurs laitiers ont réduit leurs troupeaux et la production par vache laitière. Modifiant également leurs systèmes de productions fourragères, ils obtiennent des résultats financiers encourageants. De même, de petits exploitants diversifient leurs productions et recourent à la vente directe, parfois après avoir transformé leurs produits à la ferme. Lorsqu’ils se trouvent dans un environnement semi-urbain favorable, ils obtiennent des revenus suffisants pour en vivre.

On sait aussi que des grandes collectivités publiques cherchent à protéger leur environnement proche contre la pollution, le mitage urbain ou la friche. Elles s’efforcent donc de reconstituer une ceinture maraichère ou arboricole en favorisant l’installation de nouveaux agriculteurs.

Comment tout cela va-t-il se terminer ?

Sans doute mal pour les agriculteurs qui se refusent à envisager tout changement important. Car une agriculture de plus en plus éloignée des aspirations de la société environnante et incapable de se confronter aux marchés face à des pays bien plus performants, ne peut que connaître des moments très difficiles. Un jour ou l’autre, elle sera probablement contrainte à des changements brutaux et non préparés. On ne peut exclure des abandons, voire des faillites d’entreprises jusqu’ici prospères.

Toutefois, cette hypothèse pessimiste pourrait se révéler inexacte si la conjoncture géopolitique ou l’accélération du réchauffement climatique avaient comme conséquences une hausse des prix agricoles qui soit forte et pérenne. C’est effectivement une possibilité, mais c’est aussi un pari bien risqué sur l’avenir. Car rien ne prouve que la France et son agriculture ne soient pas, elles aussi, durement touchées par le réchauffement climatique. On sait déjà que depuis un quart de siècle, les rendements des cultures n’augmentent plus, ou très peu, en raison d’incidents climatiques mineurs mais de plus en plus fréquents. Et reste posé le problème de la confrontation avec nos concurrents de UE, certes soumis aux mêmes conditions climatiques ou de marchés extérieurs, mais pas au même environnement social.


  1. Ils ne sont pas les seuls : Les agriculteurs de Catalogne ont pompé dans leurs puits jusqu’à ce qu’ils soient épuisés.