Par André Pflimlin, le 6 avril 2022
« Une famine est inéluctable si la guerre en Ukraine se prolonge… La seule solution, c’est de produire plus et d’abord de remettre en culture les terres actuellement en jachère ». Si tôt dit, si tôt fait : l’idée est lancée au G7 le 24 mars et, sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, la décision a été prise le même jour par le Conseil de l’UE d’autoriser la remise en culture, avec recours aux pesticides, d’une large part des 4 millions d’ha en jachère dans l’Union.
En France, le décret correspondant a été signé par Julien Denormandie le 28 mars et publié au JO le 30 mars, pour effet immédiat. Belle performance politique et administrative largement saluée par Christiane Lambert présidente de la FNSEA (et du COPA-COCECA) qui peut afficher sa totale satisfaction lors du congrès de la FNSEA, le 29 mars :« Julien Denormandie a fait en tant que ministre de l’agriculture ce qu’aucun autre ministre n’aurait pu faire en si peu de temps ». Applaudissements garantis …mais sans aucun débat sur la pertinence de cette décision, voire ses effets pervers…
Pourtant ces décisions méritent que l’on y réfléchisse en posant trois questions :
1. Quel est l’impact de cette remise en culture des jachères de l’UE sur les quantités disponibles ?
Sur les 4 millions d’ha de jachère de l’UE, une partie est gelée dans la durée pour des raisons de biodiversité, de risque d’érosion ou autres. Le reste concerne le plus souvent des terres les moins productives. Si on retient 2 millions d’ha pour 2022 à remettre en culture ce printemps, ce ne sera pas en blé (trop tard pour le blé ou l’orge), mais en maïs, en tournesol, en soja (semis en avril dans les pays du Sud et de l’Est de l’UE), ou en mélanges céréales + protéagineux ailleurs. Cela ne fera pas de blé produit en plus en 2022, même si les grains produits peuvent effectivement se substituer à une partie du blé actuellement utilisée en alimentation animale ou pour la production d’éthanol…
Avec une hypothèse optimiste et très simplifiée d’un million d’ha de maïs grain en plus avec un rendement de 5t/ha (contre 7,2en moyenne UE), cela ferait 5 Mt de grain en plus, en regard des 300 Mt de céréales produites actuellement dont 44% en blé. Soit au mieux, + 1,7% de la production céréalière de l’UE, un pourcentage bien inférieur aux variations habituelles de production entre années… Ce n’est que pour 2023, qu’on pourrait espérer une augmentation des surfaces en blé si les prix du blé restent élevés et si la dérogation jachère est renouvelée assez tôt.
2. Quel est l’impact sur le marché mondial et sur les pays d’Afrique par rapport à leurs besoins ?
Sur les 200 Mt de blé échangés sur le marché mondial ces dernières années, la Russie et l’UE sont les 1ers exportateurs avec plus de 30 Mt, les USA, le Canada et l’Australie suivant avec 20- 24 Mt, comme l’Ukraine avec 23 Mt annoncés pour cette campagne 2021-22 avant la guerre. Depuis une dizaine d’années, les blés de la Mer Noire (Russie + Ukraine) dominent les exportations (près de 30% du total mondial) en tirant les prix vers le bas, écartant les autres concurrents de nombreux marchés.
Dans une vingtaine de pays d’Afrique, très dépendants des importations de blé pour le pain, la Russie est devenue le principal fournisseur au cours de la dernière décennie. Cette dépendance a été programmée par Poutine avec des contrats attractifs.
Ainsi à l’Égypte, 1er importateur mondial de blé (105 millions d’habitants consommant 2 fois plus de pain que la moyenne mondiale), la Russie devrait fournir 60% et l’Ukraine 25 % des 12 Mt importées, tonnage en hausse régulière alors que la production nationale stagne autour de 8 Mt… Dans ce pays, même avec un prix du pain encadré, une farine largement subventionnée, la grogne populaire monte face à l’inflation et une nouvelle dévaluation de la monnaie. Avec un prix du blé qui a presque doublé depuis l’été 2021, la situation reste explosive dans la plupart des pays du Moyen Orient et d’Afrique.
La mise en culture des jachères européennes compenserait la moitié des importations de blé d’un seul pays comme l’Égypte et ceci seulement après les emblavements de l’automne 2022 donc après la récolte de l’été 2023 !
Plus fondamentalement, les céréales, le poulet, la poudre de lait, importés au prix mondial (toujours tirés vers le bas sauf en période de pénurie) et sans droit de douane, bloquent le développement des cultures vivrières ou de l’élevage local. L’Afrique est toujours sous la pression de l’UE qui impose ses règles de libre-échange via le faux nez des Accords de Partenariat Économique (APE)… Cette politique commerciale à courte vue est la cause principale de la baisse inexorable de son autonomie alimentaire face à une démographie explosive. Avec pour conséquence, l’augmentation de l’émigration, de l’insécurité et du terrorisme.
3. Quels sont les effets collatéraux de cette relance de la production UE ?
L’indignation contre l’agression de Ukraine ne doit pas nous faire accepter des mesures inefficaces sur le tonnage de blé en 2022, donc sur le prix du pain chez nous et en Afrique pour les 12 à 18 mois prochains, et handicapant l’avenir de ces pays.
Mais certains lobbies y trouvent une opportunité unique pour remettre en cause le Pacte Vert et, dans la foulée, les engagements contre le changement climatique et l’agriculture boostée par la chimie (engrais, pesticides…). Pour réduire de 55% les émissions de GES d’ici 2030, on ne peut plus attendre. Le slogan « nourrir le monde, produire plus pour exporter plus » conduit à polluer plus au Nord et empêcher le développement des agricultures du Sud ! C’est privilégier les intérêts financiers de quelques multinationales en niant le droit au développement agricole et à la souveraineté alimentaire des pays du Sud ! La relance de la logique productiviste est suicidaire pour tous. Et du point de vue de la dépendance, le calcul est absurde puisque l’agriculture productiviste dépend fortement de l’énergie et des engrais chimiques que l’on importe massivement de … Russie.
Pourtant, il y a d’autres solutions pour renforcer la sécurité alimentaire à court terme :
- Arrêter de faire de l’éthanol carburant avec des céréales
- Réduire l’élevage industriel, gros consommateur de céréales et de soja
Ces deux secteurs consomment plus de 60% des céréales européennes et mondiales !
- Développer les cultures de légumineuses fourragères et à graine qui nous permettraient de réduire voire de supprimer nos importations de soja du Brésil et d’engrais azotés de Russie ! Ces légumineuses : pois, féveroles, soja, haricots, lentilles, pois-chiche… pourraient aussi remplacer très utilement une partie des céréales dans l’alimentation humaine de part et d’autre de la Méditerranée.
Parmi les lobbies, outre les géants de l’agrochimie, figurent les grandes multinationales du négoce du grain, trois américaines ADM, Bunge, Cargill et une franco-américaine (Louis Dreyfuss). Cargill est N°1 de ce commerce, avec des implantations portuaires de silos dans le monde entier, notamment en Mer Noire. C’est aussi l’un trois premiers groupes de la filière viande bovine des États-Unis, grosse consommatrice de grains, et un acteur majeur de la transformation industrielle des céréales et de la production d’éthanol carburant. Aux États-Unis, plus de 40% des surfaces en maïs grain sont transformés en éthanol ! Avec la flambée des cours du pétrole, l’éthanol est encore plus rentable. Ces activités ne sont pas remises en cause. Cargill peut même rester en Russie au nom de la sécurité alimentaire… Business as usual !
La guerre d’invasion russe en Ukraine nous montre qu’en matière de sécurité alimentaire mondiale, tout est à reconstruire : stockages de sécurité, lutte contre la spéculation, programmes d’intervention d’urgence… Mais le G7 n’a pas envisagé la constitution des stocks de sécurité publics. C’est interdit par l’OMC car cela pourrait « fausser le marché ! ». Or 70% du commerce mondial des grains est entre les mains de ces quatre multinationales. Ce sont elles qui disposent d’énormes capacités de stockage permettant ainsi spéculer sur les cours en toute impunité. C’est inacceptable !
Il y a assez de céréales pour les mois à venir, même si celles de la Mer Noire restent bloquées temporairement. Les politiques européens doivent reprendre la main, restaurer la régulation des marchés des produits agricoles et alimentaires, changer les règles de l’OMC et empêcher la spéculation sur la famine ! C’est aussi un impératif pour préparer plus sereinement la transition écologique qui ne peut plus attendre nous redit le GIEC ces jours-ci.